Extrait du film "Première séance" de Jonathan Borgel
Le transfert
Les psychanalystes témoignent volontiers de leur "expérience" car effectivement ce mot prend dans le contexte analytique un sens extrêmement précis. Avant tout il s'agit de désigner le transfert comme étant le cadre et la condition de cette expérience, mais aussi le caractère événementiel, à chaque fois répété d'une telle rencontre faisant lien amoureux. Ensuite il convient de rappeler la double détermination - langagière et réelle - d'une conjoncture humaine singulière qu’on appelle "sujet", définie par les deux instances de l'inconscient et de la jouissance. La parole en tant qu'elle défaille et trébuche, le corps en tant qu'affecté ou jouissant par l'effet de cette parole, sont les deux mannes nourrissant l'expérience psychanalytique et donc directement le transfert. Pratiquement, on peut distinguer deux sortes ou plutôt deux niveaux de transfert, étroitement solidaires d'ailleurs : le premier consiste en l'émergence de formations inconscientes à situer "entre" les deux partenaires de l'analyse, bien qu'elles proviennent tantôt de l'un (analysant) et tantôt de l'Autre (analyste) ; le second constitue la dimension imaginaire du transfert, autour des sentiments d'amour et de haine, initiés par cet être fantastique produit par le transfert et nommé par Lacan le "sujet-supposé-savoir". Avant d'évoquer successivement ces deux formes, rappelons la structure d'ensemble du transfert comme expérience de l'Autre. Le sujet dans le transfert se voue à l'Autre corps et âme ; comme on l'a dit il y va de l'inconscient et de la jouissance. Pour bien comprendre la dimension de jouissance - qui est le réel sous-jacent de tout le processus -, il faut la mesurer à l'aune de toute cette souffrance du symptôme qui a conduit le patient à consulter un psychanalyste, souffrance qui désormais prend un sens d'être utile enfin à l'Autre, de lui être adressée et parfois naturellement reprochée. L'expérience possède un fond toujours traumatisant qui est son réel irréductible. Comme le dit Lacan, "l'analyste vit l'horreur de son acte quand il se rend compte que par sa fonction de sujet-supposé-savoir non seulement il s'insère dans la vie de son patient et provoque de nombreux symptômes, mais qu'il est lui-même, symptôme".
L'inconscient structuré comme un langage
Quelle est la nature du savoir supposé en jeu dans une cure ? L'inconscient se définit comme savoir qui ne se sait pas. Pourtant quelque chose de l'inconscient se donne à connaître, ou plutôt à reconnaître comme pertinent à désigner le désir du sujet. Comment surgit ce dire, ce signifiant qui va surprendre l'analyste lui-même, d'autant plus qu'il lui est directement adressé ? Un signifiant n'existe comme tel qu'en rapport avec les autres signifiants ; a fortiori n'a-t-il d'effets de vérité (nommant le désir) qu'en tant qu'Un parmi d'autres et pour d'autres signifiants. Que signifie la formule "l'inconscient est structuré comme un langage" ? Rien d'autre que ceci : en tant que paroles échappées, l'inconscient et ses formations subissent le sort de toutes les paroles prononcées et prononçables : elles s'opposent à toutes les autres. Donc à partir de la structure minimale Un/Autre, les formations psychiques inconscientes se ramènent finalement à la paire signifiante : S1 (l'Un) et S2 (les autres). Si l'on considère S2 comme l'ensemble virtuel de tous les signifiants, S1 désigne au moins un signifiant qui n'en fait pas partie, qui ex-siste par rapport à cette totalité. Le rôle du psychanalyste, face à tout symptôme qui se présente comme signification absolue, isolée du système signifiant, est de trouver une issue vers l'inconscient (la chaîne S1<S2) qui essentiellement est production signifiante. L'important est de comprendre que, si l'inconscient est structuré comme un langage, il n'est pas le système signifiant en lui-même mais bien l'actualisation en un événement toujours singulier (l'énoncé S1), et en même temps la reconfiguration, de la totalité virtuelle des signifiants (S2). L'inconscient n'a pas lieu d'être en dehors de cet évènement, de cette "échange" signifiant qui constitue en l'occurrence la réalité même de l'expérience analytique. On ne saurait décrire celle-ci comme une "situation" favorable à un échange "intersubjectif", fût-ce celui de deux inconscients, celui de l'analyste et celui de l'analysant ; il n'y a pas de "situation" analytique qui tienne ni d'intersubjectivité (Lacan se déprend de ce concept rapidement) confrontant deux sujets avec deux inconscients, il n'y a d'emblée qu'une expérience analytique mettant en jeu un seul inconscient, dès lors qu'il s'ouvre avec l'événement de parole, suscité par l'analyste et produit par l'analysant.
L'interprétation
La marque de l'inconscient, c'est le fait de dire sans savoir ce qu'on dit, mais non pour autant sans produire de sens. Le but de l'analyste, dont on a vu qu'il participe de l'inconscient à l'œuvre dans la relation analytique, c'est également de parvenir à dire sans savoir ce qu'il dit - du moins s'il prétend faire "bouger" la part inconsciente située face à lui, celle de l'analysant - dans la stricte mesure naturellement où il sait ce qu'il fait. Car l'interprétation est un acte situé dans le temps de l'analyse à un moment jugé privilégié. D'une manière générale, toute intervention de l'analyste - qui ne se réduit certes pas à l'acte d'interpréter - consiste à juger ce qui est dominant à tel moment de la cure afin de préserver le lien avec l'analysant. Dans le langage de Lacan, un lien s'appelle un discours, et à tel ou tel moment de coupure dans un échange parlé quel qu'il soit, un type de discours doit s'imposer en fonction de l'élément dominant : l'ordre impératif avec S1, intervention explicative avec S2, la formulation d'une demande avec S barré. Or ce qui domine dans le moment de l'interprétation, c'est le 'a' de la jouissance, c'est le silence de la pulsion qui précède la coupure et l'interprétation proprement dite. Ceci est le vrai "silence" de l'analyste, son discours propre, qu'on ne doit pas confondre ici avec la simple écoute tour à tour distraite et attentive, monnaie courante des séances ; le silence irritant, insupportable, est celui qui perçoit la jouissance et qui annonce effectivement l'interprétation, laquelle doit arriver à ce moment là. Comme jaillissant de ce réel, elle est généralement brève et tranchante, coupant et ponctuant l'énoncé du patient. Elle n'est pas une explication ou une traduction de l'inconscient - plutôt une de ses productions de nature à relancer la chaîne signifiante, à favoriser l'émergence d'autres dires (interprétatifs ou interprétables). D'ailleurs, en tant que formation de l'inconscient (au même titre qu'un lapsus chez l'analysant), l'interprétation ne peut que revenir d'où elle vient, c'est-à-dire de l'inconscient, du lieu du refoulement où elle sait se faire oublier mais aussi bien réapparaître opportunément, cette fois du côté de l'analysant. De sorte que si l'interprétation doit faire retour chez l'analysant, parce qu'il n'y prête pas attention immédiatement par exemple, on dira de façon analogue que l'interprétation présentifie chez l'analyste le retour du refoulé du patient - c'est ce qui explique à la fois son allure brusque et son aspect imprévu. A propos du transfert en général, Lacan écrivait : "le transfert est ce qui manifeste dans l'expérience la mise en acte de la réalité de l'inconscient, en tant qu'elle est sexualité". Par inconscient, ici au sens strict, il faut comprendre la circulation signifiante ; l'événement peut être aussi bien lapsus chez l'analysant qu'interprétation chez l'analyste ; tandis que le transfert proprement dit, en tant qu'épreuve réelle d'un deux, d'une présence double, rend compte de ce que Lacan appelle ici la "réalité sexuelle". Mais le transfert a aussi une fonction unitaire, il réalise le un du deux dans sa dimension essentiellement imaginaire.
Le sujet-supposé-savoir
Au départ le transfert est toujours un effet du réel, il s'agit d'une conséquence directe de la souffrance du patient : cet effet consiste précisément, pour le sujet, à rechercher la cause de sa souffrance et à la voir, non dans le réel, mais dans un Autre sujet - parce qu'il en est responsable, parce qu'il en jouit, ou tout simplement par ce qu'il sait, lui, ce qu'il en est de cette souffrance. Mais il faut distinguer dans le "sujet supposé savoir" deux niveaux d'inégale valeur, déductibles des deux sens - logique et fictif - que revêt toute supposition en général. Tout d'abord, le transfert signifie effectivement la supposition d'un sujet au savoir, ce qui est déjà une "erreur" concernant le symbolique, une confusion des plans de la vérité et du savoir, etc. Mais la supposition d'un individu réel (par ex. le psychanalyste) à ce sujet, déjà lui-même supposé, vient rajouter une illusion supplémentaire dont le ressort est cette fois imaginaire. Le sens logique du supposé-sujet provient tout droit de l'hupokeimenon grec, le support immobile d'une représentation ; de là on passe au substantif censément réel comme représentant-sujet dans la tradition nominaliste, très proche du supposé-sujet de la psychanalyse, à ceci près que ce dernier n'est supposé ou représenté que pour un autre signifiant - il est donc entre deux signifiants - et qu'il n'est pas "réel". Mais c'est une chose de parler d'un sujet du signifiant (sujet de l'inconscient, sujet du désir) et de prétendre appliquer cette formule au savoir. Le savoir (S2) se définit déjà comme une production du signifiant ; il ne représente pas le sujet pour un autre signifiant comme le signifiant maître (S1) ; d'ailleurs il ne "représente" rien. Bref l'inconscient est un savoir sans sujet, selon la définition lacanienne classique ; il n'y a pas de sujet supposé au savoir signifiant, c'est-à-dire supposé au rapport d'un signifiant avec l'ensemble des autres signifiants. Erreur, ou plutôt "semblant" : c'est là que communiquent le sens logique et le sens fictif du sujet-supposé-savoir, précisément dans le transfert. Lacan exprime bien ces divers aspects enchâssés : "Pour réveiller mon monde, ce transfert je l'articule au "sujet-supposé-savoir". Il y a là explication, dépliement de ce que le nom n'épingle qu'obscurément. Soit : que le sujet, par le transfert, est supposé au savoir dont il consiste comme sujet de l'inconscient et que c'est là ce qui est transféré sur l'analyste, soit ce savoir en tant qu'il ne pense, ni ne calcule, ni ne juge pour n'en pas moins porter effet de travail" (Télévision). Le comble de la fiction est donc de supposer le sujet à un savoir particulier, non au sens large comme rapport entre un signifiant et tous les autres mais au sens restreint comme un signifiant S2, l'Autre étant pris à son tour pour un sujet particulier. Manifestement la supposition consiste ici en une fausse attribution. Pratiquement, les premières paroles du sujet en analyse sont là pour dire "je suis", pour s'affirmer et s'attribuer une existence ; mais immédiatement (comme chez Descartes), le sujet s'en réfère à un Autre (témoin divin) pour garantir cette existence. De la part du patient, futur analysant, le transfert imaginaire est le produit d'une recherche portant sur les causes de son symptôme ; il veut savoir, et ce faisant il aboutit à la conclusion d'un sujet Autre supposé savoir, mais aussi jouissant de ce savoir : le savoir est alors fantasmé comme la jouissance de l'Autre. Or la théorie lacanienne pense d'abord l'inconscient comme un lieu et non comme un sujet ; ce lieu est celui qu'occupe l'analyste en tant que sa fonction est de causer le désir, relancer les associations verbales et activer le savoir inconscient.
dm

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