La Clinique du sujet est une clinique de l’acte. Psychanalyse, science, psychologie

 

La folie de Kate, 1806, Johann Heinrich Füssli


Le sujet de la clinique ou le sujet de la parole

Si la définition de l'homme comme sujet relève classiquement et globalement de la philosophie, la spécification de ce dernier comme "sujet de la parole", abordable ou "traitable" comme tel par une clinique, revient sans conteste à la psychanalyse en tant que théorie orientée vers une pratique. Au carrefour de ces deux déterminations, surgit la question de la science et du rapport qu'entretient de fait ou de droit le sujet de la clinique avec le "sujet de la science".

Mais auparavant, isolons les marques anthropologiques majeures constituant le sujet de la clinique selon la psychanalyse freudienne, en tant que (re)mise à jour par Lacan. Le principe premier est qu'il n'y a pas de clinique sans parole, sans sujet parlant, mais le terme de clinique suppose aussi que l'on puisse rendre compte d'un malaise dans la culture. Pour la psychanalyse, l'homme est un fait pathologique en soi, non à cause d'une dégradation tardive de sa condition, mais en raison de sa dénaturation originelle. La maladie de l'homme tient à sa dérégulation biologique, notamment la perte de ses instincts reproducteurs, mais aussi corrélativement à l'édiction d'une loi négative par laquelle il intervient activement sur le sexuel en acceptant de renoncer à la jouissance absolue. Le simple fait de parler constitue cet interdit (ou témoigne de cet impossible). Le clivage entre hommes et femmes ne reconduit absolument pas la répartition naturelle entre mâles et femelles, puisqu'il dépend avant tout de l'accès au symbolique, au "Nom-du-Père" comme dit Lacan qui se met en place au moment de l'Œdipe et qui indique véritablement au sujet "d'où il vient" (paternité) et surtout ce qu'il n'est pas : le simple enfant naturel d'une mère. Il faut ajouter au tableau (déjà "clinique") que la transmission du Nom-du-Père et le renoncement à la jouissance s'effectuent sur fond de parricide (imaginaire ou symbolique) et donc de culpabilité, ce qui laisse l'humanité aux prises avec une névrose constitutive, un malaise dont la cause - ici interprétée comme langagière - appelle une clinique elle-même fondée sur le principe du langage. Le point essentiel, l'avancée incontestable de la psychanalyse réside dans la thèse d'une jouissance prohibée au cœur de l'humain, mais toujours en raison du langage (loi) qui cause à son tour le désir et la possibilité d'une jouissance sexuelle limitée.

Nous verrons que la théorie des quatre discours, élaborée par Lacan, permet de structurer et en même temps d'historiser les différentes phases de la clinique du sujet. Mais auparavant nous devons rendre compte d'une préhistoire de la clinique où celle-ci se définit avant tout comme clinique de l'âme. Car c'est la prise en considération de l'"âme", cette préhistoire du sujet, qui permet de situer en même temps l'origine de la clinique (comme d'ailleurs du sujet) au niveau de l'âme et sa résolution au niveau de l'acte. Théoriquement, cela signifie qu'il faut coupler la théorie des discours avec celle - plus ancienne dans la pensée de Lacan - de la sublimation pour couvrir le champ entier de la clinique et rendre compte de son histoire comme de sa préhistoire. Ce qui est alors en jeu, dans les différentes formes de sublimation, c'est une certaine conception de la cause : cause efficiente dans la magie, cause finale dans la religion, cause formelle dans la science, et cause matérielle dans la psychanalyse. La clinique psychanalytique est bien une clinique de l'acte, une clinique du sujet parlant comme tel, et même s'il suffit effectivement de disposer les discours pour retracer l'histoire de cette clinique, demeure encore le problème de son origine, de sa préhistoire. 


Préhistoire de la clinique : une clinique de l'âme

Au départ, donc, "clinique" prend la signification presque magique de clinique de l'âme. Mais lorsqu'on évoque la cause efficiente - l'injonction du chaman produisant ses effets -, on n'exclut pas pour autant que l'injonction elle-même ne soit signifiante, tout au contraire. De même qu'il faut bien un repérage signifiant pour établir le tout premier constat "clinique" qui soit : le constat de décès. C'est toujours une trace signifiante (outil, peinture, sépulture) qui permet aux anthropologues d'authentifier un squelette comme appartenant bien à l'humanité. Rappelons que le sujet clinicable se dit étymologiquement du sujet couché (clinique vient du grec classique "clinè" : lit), ce qu'illustre au fond l'état limite du cadavre... Mais surtout il faut inférer l'expérience humaine de la maladie, la conscience même de la pathologie, à partir de son traitement par la magie. On considère que le néolithique a certainement vu apparaître une conscience de la pathologie mentale, comme le prouvent les restes de crânes trépanés. Nous pouvons supposer que la cause en est attribuée directement à l'Autre divin. En pratiquant les incantations, le "psychothérapeute" (littéralement "soigneur de l'âme") magicien n'est donc au mieux que l'instrument de cet Autre divin, lequel occupe strictement la place de la cause (du mal comme de la guérison). La différence de principe entre le traitement par la magie et par la cure psychanalytique saute aux yeux, bien que l'hypnose assortie ou non de la suggestion puisse entretenir une confusion entre les deux méthodes, du moins quant à la conception de la cause qui est en jeu. L'acte (et l'identité) du sujet disparaît complètement sous l'agissement du "guérisseur". Pour en revenir à l'âme, passant du contexte magique au contexte religieux, soulignons qu'au 4è siècle "psychothérapie" désignait l'art de convertir les païens : on gardera en mémoire ce sens préhistorique du mot clinique, pour transformer le moment venu cette con-version (à l'Autre) en une in-version (en Soi), dans un temps qui ne pourra être que celui de la post-histoire du sujet.


Une histoire de la clinique, selon l'ordre du discours

Venons-en maintenant à ce qui permet de structurer effectivement une histoire de la clinique : la formalisation des discours. Tout part de l'évènement de parole dans lequel le sujet se représente : S1/$ dans les écritures de Lacan. Mais on sait que le signifiant ne représente quoi que ce soit (le sujet, en l'occurrence) que pour un autre signifiant, c'est la loi même du symbolique : S1 -> S2. Le plus intéressant n'est pas là du point de vue de la psychanalyse et du lacanisme. Ce qui s'échappe dans cette représentation du sujet ($) par un signifiant (S1) pour un autre signifiant (S2), c'est ce qui de son être de sujet n'est pas du signifiant et que Lacan introduit dans son calcul sous la forme de la lettre (a). Rajouté au signifiant le (a)  pourrait nourrir le fantasme d'une intégralité, d'une complétude du sujet. C'est pourquoi le (a) en vient à désigner plus justement un "plus-de-jouir", conséquence de la division du sujet avec la jouissance [$ // a]. Après quoi le sujet court, tel le furet. Il reste à désigner le rapport S2/a qui marque lui aussi un échec, celui du savoir à rendre compte pleinement du réel, puisque ce rapport nommant l'objet ne serait rien sans l'existence du premier nommant, lui, le sujet. Ce mathème traduit le fait que toute interrogation du savoir passe par une position subjective consistant en un acte de parole, et qu'elle produit un reste irréductible au savoir et à cet acte même. Cette structure du discours est fondamentale pour la clinique lacanienne justement parce qu'elle impose une séparation de l'acte et du produit, de la vérité et du savoir, du sujet et de la jouissance. C'est pourquoi il n'y a pas de science du discours mais éventuellement un discours de la science (celle-ci n'étant qu'une possibilité parmi d'autres de discours), ni davantage de science du sujet mais seulement une théorie du sujet ; encore celle-ci n'est-elle formulable qu'à travers une clinique, c'est-à-dire à partir de l'épreuve d'un défaut de vérité et de science concernant ce sujet.


Le discours du maître : naturalisation et moralisation de la clinique (Antiquité)

Commençons par le discours du maître en tant qu'il conditionne une des phases historiques de la clinique, la première. Le discours du maître apparaît justement avec la position même du discours, par les philosophes grecs, comme seule source et seul garant de la vérité. La vérité quitte l'Olympe pour investir les Ecoles de philosophie et l'Agora où se déroulent les débats politiques ; le primat de la parole est établi par Socrate, fustigeant ces imposteurs que sont les sophistes pour s'imposer comme le seul maître du discours, du discours véritable qui a pour nom "philosophie". Il y a sans doute, comme l'a signalé Lacan, une ambiguïté entre Socrate maître et Socrate hystérique (celui qui affirme ne rien savoir, etc.), mais dans l'ensemble même le non-savoir de Socrate relève de la maîtrise (du discours, proprement). Socrate est un maître qui commande au savoir, dès lors qu'en posant les bonnes questions (S1) il accouche du savoir (S2) de l'esclave. Alors, se dégageant de la magie et du mythe, médecine et philosophie se rejoignent dans l'ordre du discours pour donner naissance à la première psychopathologie, celle de l'Antiquité, qui répertorie un certain nombre de maladies mentales (non distinguées comme telles cependant). Le point important réside dans la naturalisation de la cause, principe qui permet à Hippocrate en s'adonnant conjointement à l'observation et au raisonnement de fonder véritablement la science médicale. Mais l'autre aspect de cette clinique naissante doit être laissé à la philosophie qui, suivant la méthode de la réflexion rationnelle et personnelle, interroge et souvent stigmatise les passions humaines assimilées à des maladies. Cicéron, rappelant ici la thèse de ses maîtres stoïciens, le dit clairement : "Entre l'émotion, la passion, le vice et la folie, il n'est pas de différence de nature mais de degré. Si bien que l'on peut dire que l'on est responsable de sa folie, du moins à sa naissance. La folie n'est que l'absence, à l'origine, de la surveillance de soi-même”. La clinique d'inspiration philosophique et morale repose donc sur un rapport à soi de type dirigiste et autoritaire, voire conseilleur et bienveillant, mais qui toujours conformément au discours du maître postule l'efficience du signifiant (tel ou tel mot d'"ordre", telle ou telle "raison" invoquée où se retrouve le sujet) et sa capacité à "régler" le problème, à réparer la fissure du réel apparue lors de la maladie.


Le discours de l'université : un savoir dogmatique du corps (Moyen-Age)

Examinons le deuxième discours, celui que Lacan nomme le discours de l'université et qui produit une clinique où le savoir comme tel prend le pas sur le dire du maître (déjà refoulé au moyen-âge chrétien), ce qui ne laisse pas de le supposer néanmoins. Donc l'agent, ici le savoir (S2) vise la place de l'autre occupée par l'objet cause du désir ('a', vécu comme manque au savoir par l'étudiant inscrit à l'université). Sous le savoir, le maître (S1) occupe la place de la vérité - même si ce n'est pas la vérité qui parle, ici, mais le savoir. Enfin c'est le sujet ($) qui prend la place de la production, puisque c'est bien ce que l'université produit pratiquement de mieux : des hystériques avides de savoir. Historiquement, le savoir est bien le nouveau maître du moyen-âge, avec l'essor des universités - où s'enseigne supposément l'universalité du savoir - et en son sein la reconnaissance de la médecine comme une discipline tout aussi respectable que la philosophie ou la rhétorique. La clinique du savoir, entée sur ce discours de l'université, dépend de deux facteurs étroitement liés : le rapport au christianisme et l'universalisation. Le religieux chrétien apporte un bouleversement radical dans l'approche de la maladie et aussi du corps en général. Le christianisme ne contredit pas les grecs sur la conception du corps en tant qu'élément négatif, impureté, lieu des "désirs de la chair". Cependant en introduisant le thème la résurrection des corps, il se focalise bel et bien sur le corps devenant l'objet d'un culte très particulier. Alors que l'âme, de plus en plus rationnelle et de moins en moins païenne, a tendance à s'universaliser, le corps en tant que lieu d'une souffrance sublime, se singularise plutôt. Il en sera de même pour l'âme lorsque celle-ci, suffisamment tourmentée ou sceptique, confiera ses secrets les plus intimes à la plume et à travers celle-ci pourra s'exhiber en public (Cardan, Montaigne). L'"humaniste" est cette figure même (ou quelque peu anticipée) du sujet rétif à l'objectivation et à l'hégémonie du savoir. Bien entendu, le talon d'Achille du discours de l'université est le dogmatisme, la répétition et la stagnation du savoir. On voit bien par exemple comment la médecine médiévale, dans et à cause de l'université, tente de maintenir un schéma dichotomique strict épistémè/technè, entièrement à l'avantage du premier terme, ce qui refoule et paralyse bien évidemment toute clinique. Prenons exemple du fait que les médecins de la faculté de Paris prohibent la dissection au nom du "savoir" dispensé, seul jugé digne d'intérêt.


Le discours de la science (1) : une clinique moderne objectivante

Le discours de la science, ou discours de l'hystérique, constitue la troisième combinaison possible des effets de la parole et le troisième lien social isolé par Lacan. Ce discours est attribué à l'hystérique dès lors que c'est le sujet ($) lui-même, désormais, qui se trouve en position maîtresse à la place de l'agent. Ce sujet, qui n'est autre historiquement que le "bachelier" issu des universités, se demande quelle est la vérité du savoir enseigné et accumulé à partir de la parole des maîtres devenus "grands auteurs". Ainsi le sujet Descartes ($) suspend ces savoirs acquis, le temps de promouvoir un signifiant maître S1 (la pensée, "cogito") susceptible de produire un savoir fiable et certain (S2). Ce nouveau quotient S1/S2 constitue la science au sens le plus classique ; elle porte sur l'être du "donc je suis", ayant écarté ou laissé derrière elle l'acte même du sujet qui pourtant l'inaugure, ayant surtout forclos la cause réelle de cet acte : l'objet perdu 'a'. Subsiste un point de suture essentiel entre l'être et la pensée (qui efface le sujet), pointé par Descartes sous la figure du Dieu non trompeur : en somme un sujet supposé savoir toujours susceptible d'être interrogé. Or cette disjonction du sujet et de la science fut productrice au point de donner naissance à la clinique moderne, celle que nous allons décrire maintenant dans ses grandes lignes. Si au XVIIè siècle on ne prétend pas encore objectiver le sujet directement puisque cela reviendrait à nier le principe et l'existence même de l'âme, apparaît dans la clinique médicale en général une nouvelle espèce de sujet, le sujet objectivant qui n'est autre que le regard-objectif, l'œil du savant. Ce regard est le vecteur d'une causalité formelle appliquée désormais à la médecine, avec deux conséquences majeures : d'une part l'accès possible au "soma" par l'autopsie enfin autorisée et une approche quantitative du corps (abandon de la "physis" grecque comme seule référence qualitative), d'autre part une formalisation ou une mise en discours de la maladie elle-même à travers la catégorie de "symptôme". Le symptôme permet de procéder à une généralisation et à une abstraction de la maladie, qui devient le véritable objet de science, disjoint par conséquent du sujet réel (le malade) traité en l'espèce comme un épiphénomène secondaire et surtout réduit au silence. En revanche la maladie se met à parler par la bouche du médecin : c'est cela la folie de la science ! Au XVIIIè siècle, on a tiré les conséquences de l'opposition cartésienne entre les animaux-machines et les hommes-pensants, et donc apparaît la nécessité d'isoler une pathologie spécifiquement humaine, liée à son existence essentiellement culturelle et son rapport constitutif au langage. Maintenant donc, le concept de clinique suppose de réintroduire le sujet forclos de la science mais en le faisant passer du rang de sujet de l'acte à celui d'objet d'étude, et en lui appliquant les mêmes procédures que celles en vigueur dans le champ des sciences naturelles. Deux traditions peuvent être assez nettement distinguées, bien que relevant toutes deux du discours de la science : la psychiatrie d'abord, la psychologie clinique ensuite.


Le discours de la science (2) : la psychiatrie, une clinique médicale

Concernant la psychiatrie, sa méthodologie ressortit pleinement à la clinique médicale, incluant ses trois dimensions traditionnelles. D'abord l'observation clinique objectivante, à l'aide du regard ou de l'oreille censés être neutres, visant à l'établissement d'un tableau descriptif (séméiologie). Puis la recherche d'un substratum anatomique, pas toujours reconnu ou concluant. Enfin la phase étiologique, postulée à partir de la lésion (éventuellement) ou déduite des symptômes eux-mêmes. En fait la psychiatrie à partir de Pinel repose sur deux postulats complémentaires qui l'ont rendu d'ailleurs fascinante, au carrefour de la médecine et de la philosophie : le premier est que "le fou n'est jamais absolument fou" comme le dit Pinel - l'observation et l'intervention cliniques sont donc souhaitables car parfois suivies d'effets, donc éthiquement nécessaires -, le second est la distinction implicite (car jamais nette et totalement avouée avant Freud) du corps et de l'organisme, du corps humain et du corps machine - en bref une zone mystérieuse entre corps et psychisme où la psychanalyse, avec le concept de libido, placera la "jouissance". Si la psychiatrie est fondamentalement déterministe, elle peut néanmoins donner différents statuts, différents noms à la détermination.

On ne peut pas évoquer ici toutes les perspectives cliniques qui, se réclamant de la psychiatrie, ont à chaque fois lié et livré la clinique à des pratiques ou à des théories étrangères à l'"identité" et aux intérêts du sujet. On pourrait seulement citer la perspective organiciste qui, de l'examen neurologique à l'évaluation cognitiviste épuise (apparemment sans s'en lasser) la conception fonctionnaliste d'un sujet défini essentiellement comme sujet de la connaissance. La perspective psychogénétique (Bleuler) est importante en ce qu'elle promeut pour la première fois vraiment l'existence d'une causalité psychique parallèle à la causalité organique, frayant ainsi la voie à la psychanalyse. La perspective existentialo-phénoménologique, mise à l'honneur par un Jaspers, ou différemment par un Binswanger, semble retrouver le sujet et une approche clinique favorisant l'intuition et la compréhension. Or il faut voir comment la théorie lacanienne des discours déboute une intersubjectivité ne tenant pas compte de la radicale singularité du sujet dès lors qu'il parle (liée en fait à une position d'abord structurale, qu'elle s'illustre du schéma "L" ou du mathème du discours). Bref il ne faut pas confondre la restauration (ou l'invention, dirons ses partisans) d'une certaine subjectivité grâce à la phénoménologie, et la position du sujet de l'inconscient tel que le conçoit la psychanalyse. Enfin que dire de la perspective psycho-sociologique sinon qu'elle emprunte finalement beaucoup au premier Lacan, celui qui épingla la fonction de l'Autre comme étant fondamentale dans la constitution de tout lien social ? Mais la psychothérapie institutionnelle, l'ethno-psychiatrie ou même l'anti-psychiatrie n'aliènent-elles pas elles-mêmes la clinique (et donc le sujet) aux pratiques sociales, alors que ces dernières mériteraient d'être au contraire - et sont, de fait - mises à l'épreuve et interrogées par la psychanalyse, cette fois en fonction du sujet ?

Quoi qu'il en soit, il faut noter le déclin apparemment irréversible de la clinique psychiatrique, du moins dans la perspective thérapeutique qui justifiait originellement sa pratique, si l'on considère que l'actuel traitement indifférencié de toute pathologie au moyen des neuroleptiques comme le préconise l'inénarrable "Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux" (DSM-IV). On est parvenu à une inflation immaîtrisable (folle, littéralement) des appellations nosographiques comme d'ailleurs des hypothèses étiologiques (les fameux "facteurs multiples") due à une cruelle absence de perspective structurale, c'est-à-dire de perspective subjective, qui aboutit asymptotiquement à la négation de toute science : l'idéal d'un individu par catégorie ! En effet les raisons de cette débâcle sont elles-mêmes structurales : elles proviennent d'une confusion caractéristique des concepts de sujet et d'individu au profit de ce dernier exclusivement (en quoi la psychiatrie est bien contemporaine du capitalisme, prolifération - en tous genres - oblige), ce qui confirme l'appartenance de cette pratique au discours de la science en tant qu'il exclut le sujet de l'acte ou le sujet parlant. La radicale subjectivité du sujet est ignorée, le sujet disparaît sous l'individu nombré, étiqueté (il y aura bientôt, statistiquement, autant de sortes de maladies que de malades, mais même à ce stade, c'est la maladie qui déterminera le malade !) - jamais nommé.


Le discours de la science (3) : la psychologie clinique, une science hybride

Vient peut-être le moment d'évoquer une autre clinique, quasiment parallèle à la psychiatrie quand elle n'est pas imbriquée avec elle, une clinique qui n'oublie pas de nommer le sujet - encore ne le laisse-t-elle pas parler ou se nommer lui-même - : c'est la psychologie clinique moderne. On sait que la psychologie revendique depuis bien longtemps son appartenance à la science, malgré un certain éclectisme. Dès l'époque des idéologues au 18è siècle, cette discipline se constitue à partir d'un double constat : d'une part la nature de l'homme épuise la vérité de celui-ci (rejet de la théologie et de la métaphysique), mais d'autre part l'homme ne fait pas seulement partie de la nature. Il ne reste pas d'autre alternative que d'objectiver, autant que possible et en tenant compte de ce paradoxe transmué en simple "difficulté", théoriquement sinon effectivement surmontable, ce qui par principe s'y oppose, soit le sujet lui-même. Pour l'essentiel cette démarche clinique reste soumise au principe d'observation et à une certaine formalisation discursive qui peut suffire, à la rigueur, pour la classer parmi les sciences. Plus important encore que ce qu'elle revendique, il faut noter ce que cette discipline refoule. Elle est amenée à oublier ce qui la cause, comme ce qui cause (ce n'est pas ce qui "détermine", attention) les actes et les comportements du sujet ainsi que ses écarts considérés comme pathologiques : la part de souffrance et/ou de jouissance inadmissible qui fait qu'un sujet est amené à se dire (et non se montrer), donc se révéler à toute psychologie possible à partir seulement de ce qui ne "va pas" chez lui. Bien que de facto elle parte de là, de ce point d'"aphanisis" du sujet (dira Lacan), la psychologie fait semblant d'étudier l'improbable "psyché humaine", une entité - un faktum empirico-philosophique plutôt - qu'il faudrait d'abord connaître dans son fonctionnement pour comprendre ensuite ses éventuelles altérations. La psychologie observe et teste maintenant les conduites, les comportements, les évolutions là où la psychanalyse devra interpréter les symptômes, c'est-à-dire d'abord écouter le sujet représenté dans sa parole (comme si le sujet pouvait être ailleurs !). Au fond la thèse la plus défendue car la plus nécessaire à la psychologie, c'est que le sujet est une entité psycho-sociale aux prises avec des situations, dont on peut étudier les conduites et évaluer leur degré de pathologie, mais toujours en observant l'individu dans son "ensemble" (?). Cependant la notion de sujet doit être maintenue si la psychologie clinique ne veut pas courir le risque de perdre son ...objet propre, et devoir rendre à la médecine ce qu'elle eut tant de mal à lui ravir. Il faut donc concilier cette spécificité avec la volonté de faire science. Tel était le souci de P. Janet au début du siècle qui le premier imposa l'expression de "psychologie clinique" et le projet qu'elle recouvre : il s'agissait ouvertement d'étendre la compétence de la "science psychologique" au domaine de la clinique, jusqu'ici chasse gardée du corps médical.

Quoi qu'il en soit psychiatrie et psychologie se rejoignent par un rejet commun, une ignorance de la seule cause hétérogène  découverte par la psychanalyse, la jouissance ! On ne voit pas non plus comment l'approche phénoménologique pourrait déboucher sur ce concept. Un seul nom peut résumer les rapports difficiles, en réalité conflictuels, de la psychanalyse freudienne et de la psychologie clinique : celui de Lagache. Et une ambition, un titre : L'unité de la psychologie (1949). Lagache nomme les trois objectifs pratiques de la méthode clinique : conseiller, guérir, éduquer - ces trois mêmes tâches que Freud avaient qualifiées d'impossibles, non sans quelques bonnes raisons -, qu'il conviendrait de répartir autour de trois axes : a) dynamique du groupe, analyse institutionnelle, conseil, b) psychothérapies diverses, c) techniques éducatives, théories de l'apprentissage et clinique cognitive. Bien entendu la psychanalyse fait partie des "psychothérapies diverses" pouvant ou non être prescrites, le tout dépendant de la conjoncture et surtout de la "personnalité" du patient. La psychanalyse comme étant un épisode ou un chapitre annexé à la psychologie générale, voilà l'état de fait où nous mène en l'espèce le discours de la science, appliqué au domaine de la clinique. Bien sûr cette situation ne recouvre rien de réel, ni même d'effectif, juste quelques velléités et tentatives vite avortées. L'incompatibilité de la psychanalyse et de la psychologie doit être considérée comme totale, du moins dans le sens où la seconde ne peut rien apporter à la première sans la dénaturer, alors que l'inverse paraît beaucoup plus inoffensif. De fait, à l'heure actuelle, il n'y a rien au moins dans les concepts et peut-être dans les méthodes réelles de la "psychologie clinique" qui n'ait été emprunté - certes filtré et affadi - à la psychanalyse ; tout comme d'ailleurs dans la psychanalyse actuelle on ne trouve quasiment rien, surtout chez ses plus farouches adversaires, qui n'ait été "emprunté" à l'enseignement de Lacan à un moment ou à un autre (cf. Lagache !), bien que cela soit rarement reconnu.


Le discours de l'analyste et la psychanalyse : une clinique de l'acte

La première chose à rappeler, concernant la clinique psychanalytique, c'est qu'elle décomplète essentiellement la psychologie en refusant toute conception unitaire du sujet, soit à la manière scientiste réduisant le sujet à l'objet, soit à la manière philosophique survalorisant et universalisant ce même sujet. Par ailleurs, que la psychanalyse ait été littéralement inventée par des patientes hystériques, par leur parole singulière et non par le regard objectivé du savant démontre que cette nouvelle discipline se situe dans les failles et les insuffisances mêmes du discours de la science, médical, psychiatrique et même celui des sciences humaines en général. La caractéristique du discours de l'analyste - venons-y enfin -, ou le génie particulier de Freud, est justement de ne pas faire le maître (S1) en rejetant les méthodes basées sur l'hypnose et la suggestion, de ne pas se contenter du savoir déjà acquis (S2) en se faisant chercheur et découvreur de vérité, enfin de ne pas tout miser sur un sujet ($) dont la substance n'aurait pas de mystère - sa démarche est plutôt de rechercher la cause de l'acte (de parole) dans le désir et la jouissance perdue (a). Ainsi - partie gauche du mathème, place de l'analyste - Freud place le manque (a) aux commandes au nom d'une vérité qu'il a nommé l'inconscient (S2), permettant d'agir - partie droite, place de l'analysant - sur le sujet ($) qui ouvrant ce savoir inconscient est à même de produire les signifiants maîtres (S1) refoulés. En psychanalyse le sujet de la science réapparaît, non pour être idolâtré comme une interprétation hâtive (herméneutique, justement, donc philosophique) pourrait le faire croire, mais pour être analysé : le sujet de la science est celui sur qui "opère" la psychanalyse, disait Lacan. Au fond, il s'agit de l'analysant, c'est lui la science ; en ce sens, et en ce sens seulement, on peut dire que le sujet de la science est le sujet de la clinique. Mais le véritable agent de la clinique psychanalytique, c'est l'objet 'a' que doit "rendre" (au sens où l'on dit qu'une image peut "rendre" la réalité) la présence du psychanalyste. L'analyse s'intéresse à ce qui, du sujet, est irreprésentable par le signifiant, même si le but de la cure est bien de provoquer par la parole une subjectivation d'où l'on puisse attendre une renaissance du désir. Quant à savoir si l'analyse est ou n'est pas, est d'autant plus ou d'autant moins une science qu'elle tient compte dans son calcul et dans sa logique de ce reste inassimilable au savoir, il est difficile de trancher dès lors que nous sommes dans une logique de décomplétude (c'est la finitude analytique) et non de progrès indéfini des connaissances. La critique adressée à cet égard à la psychanalyse par les instances scientifiques classiques paraît insignifiante, surtout lorsqu'elle émane de la psychologie clinique elle-même. L'argument bien connu consiste à dévaloriser la teneur scientifique d'une observation dès lors que l'agent, en l'occurrence l'analyste, intervient "subjectivement" avec son propre inconscient. Ici la critique se dévalorise elle-même en commettant le plus grave des contresens : placer le sujet psychanalyste au cœur d'un processus supposément thérapeutique, en idéalisant ce sujet de façon aberrante et contraire à l'esprit freudien. Car faut-il le rappeler : si le psychanalyste agit, opère, intervient, c'est d'abord en tant que présence corporelle (corps parlant, bien sûr) et non parole abstraite (grand "Autre" symbolique), non en tant que sujet mais en tant qu'objet 'a'.

On peut sans doute résumer l'esprit de la clinique analytique en disant qu'il s'agit avant tout d'une clinique de l'acte. Cela se comprend par les circonstances mêmes qui présidèrent à la naissance de la méthode psychanalytique, dont nous avons dit qu'elle émanait directement du sujet de l'inconscient - qu'emblématise la première patiente - dans un acte de parole. Le sujet est à situer, non seulement dans ce qu'il dit, mais surtout dans ce qu'il ne dit pas, dans ce qui oppose résistance à la thérapeutique : cela prouve bien a contrario que cette pratique vise au travail et à l'affirmation rebelle d'une singularité. Mais on peut aussi expliquer cette clinique par les fondements métapsychologiques de la théorie freudienne que nous réduirons à deux principes, dont l'un touche à la détermination et l'autre à la cause, ce qui les suppose disjointes. Pour le statut de la détermination, Freud ne dote pas les phénomènes psychiques inconscients d'un substratum anatomique, mais plutôt d'une organisation spatiale évoquant plutôt une structure de langage, que l'on retrouvera évidemment dans "l'inconscient structuré comme un langage" de Lacan. Mais le statut de la cause est bien différent : Freud le cherche et le trouve du côté de la trop grande valeur affective de certaines représentations, donc du côté du sexuel qui fait retour par exemple dans les symptômes. Mais la cause de toute pathologie doit être précisée. Ce n'est pas le sexuel ou la pulsion en soi qui est en "cause", mais certains types de disjonction nécessaires pour éviter l'envahissement libidinal, tels que le refoulement, le déni, le rejet. Au fond la cause tient dans le refoulement, le fait de dissocier une représentation d'une charge sexuelle insupportable. De ce point de vue on comprend que l'acte est le pendant de la cause : il rétablit par la parole un signifiant pouvant se charger d'une certaine valeur de jouissance (là est le savoir inconscient) qui conditionne la valeur de vérité de l'acte. De ce point de vue encore, l'acte (de parole) est le contraire du fantasme en tant que celui-ci détermine seulement l'ordinaire des rapports du signifiant et de la jouissance pour un sujet. Lorsque le fantasme ne suffit plus à contenir la jouissance, le symptôme apparaît. Ce que l'on veut noter ici pour finir est le caractère hybride de l'acte, comme moment de rencontre (et non de superposition comme le symptôme ou de recouvrement comme le fantasme) de ces deux instances apparemment contraires que sont le signifiant et la jouissance. L'acte de parole, à la fois concret, corporel et signifiant, emporte avec lui son énigme au même titre que le sujet qu'il manifeste.

On a tenté d'établir que l'acte, corrélativement avec la cause, était une sorte de "contact" avec le réel - sans qu'il faille dire que le sujet s'y "réalise". Quelle discipline peut défier l'impuissance du langage conceptualisé et codifié de la science à toucher au réel ? Réponse de Lacan : la logique. La philosophie et la science étant incapables de penser l'acte, seule la logique comme "science du réel" peut en tenir compte dans ses calculs. Au final Lacan essaiera plutôt de le montrer à travers la topologie, jusque dans ses formes les plus ludiques et improbables, disons plutôt alors une... "topoésie” !


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