Réjouissance, entre joie et jouissance, philosophie et psychanalyse

 


Jean-Baptiste Carpeaux, La Danse (1869), détail, Paris, musée d'Orsay

La philosophie, qui s’intéresse depuis longtemps à la joie comme une expression de la sagesse ou une qualité morale, évacue parallèlement la jouissance en tant que corporelle ; la psychanalyse, elle, fait grand cas de la jouissance (en tant qu’originellement nocive, il est vrai) mais évacue complètement la signification et la réalité de la joie. La philosophie traite les phénomènes de joie et de jouissance d’abord comme des problèmes, et la psychanalyse plutôt comme des symptômes ; d’un côté il n’y en a pas assez, il en manque, de l’autre il y en a trop et c’est suspect. Et pourtant, l’occasion de rapprocher Joie et Jouissance semble offerte par l’étymologie, puisque ces deux mots viennent du même verbe latin Gaudere qui signifie “se réjouir” : la “réjouissance” serait-elle donc le dénominateur commun, le point de convergence - voire de réconciliation ! - entre joie et jouissance ? 

Le coût du savoir

"Le savoir vaut juste autant qu’il coûte, beau-coût, de ce qu’il faille y mettre de sa peau, de ce qu’il soit difficile, difficile de quoi ? — moins de l’acquérir que d’en jouir." (J. Lacan, Encore, p. 89). 

La preuve que le savoir est concerné par la jouissance, c’est qu’il n’y a pas de savoir absolu, et que d’ailleurs ce savoir est inconscient : il n’y a pas de savoir sur le savoir. Du moins le vrai savoir, celui qui touche à la jouissance et donc à la vérité de l’inconscient, reste-t-il insu ; ajoutons encore qu’il n’y a pas de savoir sur ce non-savoir, comme dans la prise de conscience socratique. Certes on sait bien que l’on sait “quelque part”, et l’on sait qu’on en jouit, mais l’on ne peut rien en dire pour autant : du moins est-ce ainsi que Lacan repère et déduit littéralement l’“autre jouissance” de la femme.

Le gai sçavoir du déchiffrage

 

Gustav Hagglund


"L’inconscient, ce n’est pas que l’être pense, comme l’implique pourtant ce qu’on en dit dans la science traditionnelle — l’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et, j’ajoute, ne veuille rien en savoir de plus." (J. Lacan)

Ce que Lacan vise par “science traditionnelle” est principalement l’aristotélisme, soit une pensée où l’être individuel se pense, éventuellement est pensé, à l’intérieur d’une “classe” en vue d’une fin "naturelle". La faute de cette science “est d’impliquer que le pensé est à l’image de la pensée, c’est-à-dire que l’être pense” écrit Lacan. Mais l’être ne pense pas au sens où ça proviendrait, comme cela, naturellement de lui ; en revanche il se sert de la pensée, quand c’est utilisable, comme il se servirait d’un manche. Cette pensée dont on se sert, dans cette nouvelle conception que Lacan développe dans les années 1970, il préfère l’appeler le "savoir". Ainsi l’inconscient ne pense pas, au sens où il produirait des pensées, mais plutôt il pense au sens où il sait et jouit d’un savoir. Un savoir qui n’est pas désiré, précise-t-il : il n’y a pas de désir de savoir. Un savoir dont précisément le sujet ne veut rien savoir de plus, voire rien du tout, moins parce qu’il est inconscient que parce qu’il est jouissance. D’où encore cette vérité fonda-mentale, comme ironise Lacan : “Tout indique — c’est là le sens de l’inconscient — non seulement que l’homme sait déjà tout ce qu’il a à savoir, mais que ce savoir est parfaitement limité à cette jouissance insuffisante que constitue qu’il parle”.

Sport et castration. La force de perdre

 


La compétition n'est pas seulement une forme socialement organisée du sport, elle en est l'essence même : si ce n'est pas toujours pour vaincre l'adversaire, du moins est-ce pour se dépasser soi-même, repousser les limites du faisable corporel. La sorte d'infini que représente ce hors-limite n'est pas, c'est le moins que l'on puisse dire, de tout repos ; car non seulement il implique d'être premier, de parvenir en tête, mais inscrit encore l'absolue nécessité de réitérer l'exploit, pour conserver un titre, une réputation, voire un mécénat. La jouissance de la limite est telle qu'elle n'a pas de limite. En effet on touche ici à ce que la psychanalyse désigne par "jouissance", au-delà du principe de plaisir et à travers la souffrance, au-delà aussi de ce qui peut s'énoncer dans le langage. 

Tel fils, tel père, ou la jouissance démythifiée

 


La fonction mythique du père fut d’abord introduite par Freud dans Totem et tabou : l’enjeu était de fournir un fondement et une explication, fussent-ils purement théoriques, à cette grande découverte freudienne issue de la clinique qu’est le principe de répétition, lequel amène à supposer à la fois une jouissance absolue mais perdue, recherchée mais jamais retrouvée, et la détermination essentiellement sexuelle de ladite jouissance en tant que liée à la castration et à l’impossible possession de la Mère. Or ce qu’apporte la répétition n’est jamais la trace ou plutôt le signifiant même de la jouissance primordiale : celle-ci n’a jamais “existé” (sinon dans un pur réel anhistorique) et il n’existe pas plus de signifiant adéquat pour la dire. Freud invente donc un mythe qui puisse tenir lieu de référence ; ce mythe c’est celui du père de la horde primitive se réservant pour lui-même la jouissance de toutes les femmes, et donc le privilège d’une jouissance sans fin. De plus elle peut être dite absolue puisqu’elle ne se distingue pas de la Loi que le père fait régner en obligeant les fils à se contenter d’expédients, c’est-à-dire d’abord à refouler leur désir pour la mère.

Le symptôme, entre signifiant et jouissance

Le symptôme, on peut le lire dans la réalité du sujet comme le signe d’un manque ou d’un trop plein, d’une angoisse ou d’un raz le bol ; il demeure en tous les cas le meilleur plaidoyer pour l’existence de l’inconscient. Il n’a pas seulement ce statut de signe qui nourrit les inquiétudes et les interrogations du sujet, il est aussi ce signifiant parmi les signifiants dont la principale loi est celle d’une récurrence obstinée et incompréhensible. Or cette existence de signifiant est inséparable de l’introduction de la jouissance dans l’économie inconsciente. En effet l’inconscient est ce qui jouit précisément de ce signifiant et de sa répétition, et c’est dans ce sens là qu’on peut dire que le symptôme représente une satisfaction, un soulagement. Il s’agit de l’inconscient. Ce n’est évidemment pas le cas du “moi” conscient qui, bien sûr, éprouve plutôt le symptôme comme une souffrance, voire comme une horreur, et préfèrerait s’en passer ; le moi pâtit évidemment de ce signifiant, là où l’inconscient en jouit. Mais la souffrance elle-même, le sentiment douloureux qu’occasionne le symptôme n’en est pas un aspect secondaire ou même un aspect qui s’opposerait simplement à sa face de jouissance ; la souffrance n’est pas le contraire de la jouissance ; bien au contraire elle fait partie de la réalité du symptôme en tant que mode général de la jouissance et n’est jamais totalement sans rapport avec le signifiant.

La loi sacrificielle du surmoi

Le concept de surmoi doit être analysé et déployé systématiquement d’après une tripartition préalable des jouissances qui fait l’ossature même de la thèse lacanienne : jouissance de l’être, jouissance phallique, et jouissance de l’Autre (en tant qu’« autre jouissance » précisément). Le surmoi se présente comme un soutien en général de la jouissance et même comme un impératif ; mais comme il y a trois jouissances il faut distinguer trois surmois qui ne reflètent pas la même conception de l’impératif ! Le surmoi qui commande la jouissance de l’être, donc avant la castration et en évitant d’y accéder, s’adresse à un sujet psychotique auto-destructeur ignorant tout du Nom-du-Père et de la loi du désir. Seulement peut-on vraiment parler d’un “commandement” quand le surmoi se confond avec l’appel des mères (mythiques) et lorsque la jouissance du sujet se ramène au nihilisme et au masochisme primaire ? Vient alors ensuite un surmoi typiquement freudien, celui qui encourage et même impose la jouissance phallique sous son aspect le plus apte à répondre de l’interdit, à savoir le symptôme. Commander prend ici le sens tout à fait restreint, et même contradictoire, d’interdire. S’il s’agit encore d’un impératif de la jouissance (et non d’une interdiction de celle-ci, sauf à confondre le plaisir et la jouissance), ce n’est cependant que dans le but d’interdire le désir et d’en fermer l’accès au sujet en l’occupant par une jouissance maligne : la voie est donc ici celle de la névrose, de l’inhibition coupable, du symptôme et de l’angoisse. Reste enfin la jouissance de l’Autre, une jouissance “autre” à laquelle correspond également un surmoi inédit : le surmoi que l’on proposera de nommer… “lacanien”. Celui-ci ne déclenche pas automatiquement la jouissance comme le grand Autre maternel, il n’interdit pas davantage ni même n’impose des satisfactions compensatrices ou des affects douloureux comme le père castrateur ; ce surmoi vise (“impose” dans ce sens précis) la jouissance à travers le “semblant”, dans l’ouvert qu’impose le discours et la distance avec l’objet qui est le résidu du discours. Ce surmoi est transgressif par rapport au précédent puisqu’il demande de passer outre à la castration symbolique, non certes pour la nier et ainsi passer à une jouissance sans frein mais pour accéder à la reconnaissance du désir.

La loi du désir et l’éthique de la psychanalyse

L’éthique de la psychanalyse est une éthique du désir, un désir articulé à la jouissance par la médiation de la parole. La parole est d’abord celle de la loi et c’est la Loi qui ordonne de désirer, tout en rendant impossible l’accès à la « Chose », l’objet absolu du désir. La loi du désir se fonde sur une double négation. D’une part il y a l’interdiction, par l’instance paternelle, d’une jouissance de la mère ou même d’une satisfaction totale dans l’ordre sexuel, attendu qu’un tel “rapport” n’existe pas parce que la signification du Nom-du-père et plus généralement du Phallus, dans son unicité, c’est que justement le signifiant de la femme reste manquant. L’impossibilité de la jouissance absolue exige un déplacement de l’Œdipe et une radicalisation de la faute. S’il faut passer outre au désir de l’Autre réel (équivalant à la jouissance de la mère) pour désirer, alors le sujet est d’emblée en faute par rapport à cette jouissance première. D’autre part, après l’absence de la mère vient le meurtre du père et une culpabilité seconde, la seule que l’on retienne généralement quand on évoque le complexe d’Œdipe. Mais justement il s’agit de ne pas en rester à une culpabilité œdipienne de type névrotique. Si elle interdit la jouissance de la mère, la loi du père commande de désirer sans préciser la nature de ce qui est désirable. En tant que parole cette loi ouvre un espace de discours et laisse “entendre” qu’une jouissance peut en découler, s’en détacher.

En-corps et pas-toutes...

 


Les considérations sur la jouissance féminine peuvent être de deux sortes. Les premières émanent traditionnellement de la physiologie médicale et plus récemment de la sexologie qui tentent de cerner les tenants et aboutissants d’une jouissance surnommée parfois “vaginale” “et autres conneries” dixit Lacan, lequel raille volontiers ce type de recherches, parce qu’elles ne peuvent qu’universaliser ce qui ne peut pas l’être — justement une jouissance du corps, en-corps, au-delà de l’universalité phallique. Cette jouissance ne relève pas d’un savoir et encore moins d’une écriture ; ni même à vrai dire des confidences bavardes : les femmes se contentent de l’éprouver et elles ne l’éprouvent pas toutes. Ceci parce que les femmes ne sont pas toutes, pour commencer, dans la jouissance phallique. Elles l’excèdent d’une jouissance supplémentaire, comme l’expérience “sexologique” ordinaire voire sexuelle de chacun suffirait à le montrer : “la jouissance de la femme “s’écrase” (...) dans la nostalgie phallique” dit lui-même Lacan (Séminaire, Livre X). Ce qui se produit chez la femme au moment et surtout après l’orgasme masculin, tout corporel que cela soit, relève d’une logique qui s’apparente à une dialectique de l’exception et du supplément. Ou comment du “pas-tout” purement logique passe-t-on au “encore” bien réel de la jouissance féminine. Notons que l’on peut donner une version tout d’abord “fantasmatique” de celle-ci, où quelque chose d’une totalité corporelle serait en jeu du côté de la femme : “la sexualité féminine, note Lacan, apparaît comme l’effort d’une jouissance enveloppée dans sa propre contiguïté” (Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine). Il y a là une ambiguïté, un risque de confusion certain entre ce que Lacan thématise comme la jouissance infinie de la femme, qui est proprement l’“autre jouissance”, et la “jouissance de l’Autre” qui est plutôt la jouissance absolue de la mère, hors castration. Cependant celle-ci n’est que fantasme, et s’appuie d’ailleurs obligatoirement sur la jouissance phallique. Le corps non castré ne saurait être autre chose que le Phallus lui-même, celui qu’on “est” avant de l’“avoir”, avant qu’il ne passe au champ de l’Autre.

Dans cette non-relation même que constitue l’acte sexuel, tâchons plutôt de voir comment s’imagine un supplément de jouissance à partir de la fonction d’exclusion du symbole phallique ; où comment d’un-père rejoignant l’universel de sa disparition symbolique même, l’on passe à une-femme dans la singularité de sa jouissance corporelle (réelle/imaginaire). Pour cela il nous faut prendre le problème par le seul bout qui tienne, selon Lacan : celui de la logique. Des femmes, c’est la logique qui en parle le mieux, pourrait-on dire... Pas La femme, car La femme n’existe pas, d’être pas-toute. C’est parce qu’elle n’existe pas, parce que le signifiant “La” fait défaut, qu’il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible : il y faudrait deux signifiants également universels, celui de l’homme et celui de la femme, or il n’y en a qu’un. La place est prise. La place de l’exclu (celle du mort...) est et reste celle du Père, unique fondateur de la Loi phallique, dont l’ex-sistence nécessaire fonde par ailleurs l’Homme universel et ses possibles indéfinis. Le tour de force de Lacan est d’appliquer les principes de la logique moderne à la logique propositionnelle d’Aristote, et ceci pour s’inscrire finalement dans le cadre de la théorie freudienne du sujet. Celle-ci repose sur le principe d’exclusion d’Un en position de sujet (mythique) de la jouissance — jouissance et sujet à jamais barrés par la castration — mais aussi de grand Autre symbolique pour les sujets du désir. Cette position de sujet correspond à celle de l’homme dans l’ordre sexuel, dont le propre est de vivre comme interdite une jouissance en réalité seulement impossible. C’est bien sûr la rivalité et l’assujettissement direct au Père qui en sont la cause. Il n’en va pas de même pour la position femme qui incarne au contraire l’impossible de cette jouissance, rendant inutile l’interdit, puisqu’il n’existe pas de leur côté (il ne peut pas y en avoir deux) d’exception à la règle. De ce fait la femme n’est pas seulement en rapport avec le signifiant phallique, le signifiant de la jouissance comme interdite : elle n’est pas-toute dans la fonction phallique. Elle incarne plutôt le manque de signifiant relatif à la jouissance impossible. Mais ce manque de signifiant n’est pas a-signifiant, il symbolise plutôt le signifiant dans son infinité. Et d’être pas-toute soumise à la fonction phallique, c’est-à-dire à la castration et à l’interdit de la jouissance, la femme connaît une jouissance supplémentaire, contingente, au-delà du Phallus et donc du symbolique, une jouissance en-corps qui n’est pourtant pas, on l’a vu, a-signifiante. Plutôt qu’absolue ou plénière, l’on dira tout simplement qu’elle est infinie. Comme la femme est à la fois sujette et non sujette à la castration, ce n’est pas la castration mais la division entre deux jouissances qui la définit essentiellement. Cette division ou cette dualité est aussi celle du non rapport sexuel tel que le conçoit Lacan. Il n’y a pas de rapport sexuel universellement inscriptible, mais il est bien possible d’écrire cette division, c’est ce qu’a proposé Lacan avec ses célèbres “formules de la sexuation” ou “mathème” du non-rapport sexuel.

dm


L'hainamoration du Père

 


Le Freud de Totem et Tabou inscrit le crime et la haine du père à l'origine même de la société. Il rend également inséparables l'amour et la haine pour ce père, l'un étant inconscient quand l'autre apparaît conscient, et réciproquement. Tout d'abord, les fils meurtriers du père jouisseur auraient transmué la haine, via la culpabilité, en amour et adoration d'une instance idéalisée comme totem et plus tard comme Dieu unique. Au nom du père, ils se seraient ralliés à une loi sociale régulatrice fondée sur l'interdit de l'inceste. On voit comment le lien social est constamment, structurellement sous-tendu par une haine inconsciente du père, par-delà la vulgate d'un contemporain affaiblissement de l'autorité paternelle. On doit reconnaître en même temps la pérennité d'une aliénation religieuse au cœur même du pacte social, du moins en tant qu'il laisse échapper sur le mode symptomatique (et parfois incontrôlable) des manifestations de cette haine primitive. 

L'Autre sexe

 

Louise Bourgeois, Seven in bed, 2001


Le concept de “sexualité” n’est pertinent en psychanalyse qu’à se placer, non au niveau du besoin ou de la fonction vitale de reproduction, mais à partir de la jouissance qu’éprouve un “parlêtre” dans sa division même de sujet, et qui dès lors n’est définissable ou formulable - jusqu’à plus ample informé - qu’en termes masculin ou féminin. “Qui que ce soit de l’être parlant s’inscrit d’un côté ou de l’autre" (Lacan, Encore, p. 72). La logique de l’ordre sexuel ne renvoie à aucune rationalité biologique mais plutôt au réel d’une rencontre — contrairement au plaisir, la jouissance est toujours duelle, confrontée à une autre jouissance — et d’autre part à la notion de “choix” subjectif, que ne contredit pas — tout au contraire — celle d’inscription logique. 

L'hallucination de la Chose

 


D’une façon générale on dirait que l’illusion consiste à croire au lieu de savoir, à se projeter tout entier dans une croyance. Cela suppose qu’inversement une perception ou un savoir corrects engendrent la certitude, contraire de la croyance. Cependant la certitude est un savoir clos, fermé sur lui-même, définitif. Est-il bien sûr que cela constitue l’essence d’une perception vivante, nécessairement dynamique, ou même d’un vrai savoir ? Merleau-Ponty a développé une théorie de la perception qui inverse les présupposés classiques : selon lui ce n’est pas la mauvaise, mais la bonne perception qui repose nécessairement sur une croyance, ou si l’on préfère, sur une illusion. La perception n’est pas une simple faculté mais une façon d’habiter le monde. ”Je dis que je perçois correctement quand mon corps a sur le spectacle une prise précise, mais cela ne veut pas dire que ma prise soit jamais totale (…). Dans l’expérience d’une vérité perceptive, je présume que la concordance éprouvée jusqu’ici se maintiendrait pour une observation plus détaillée : je fais confiance au monde. Percevoir c’est engager d’un seul coup tout un avenir d’expériences dans un présent qui ne le garantit jamais, à la rigueur, c’est croire à un monde” (Phénoménologie de la perception, 1945). Par exemple une vision normale, voire excellente comme celle d’un coureur automobile, est une vision anticipative et confiante, non parce qu’elle serait en sommeil mais au contraire parce qu’elle est concentrée. Alors elle peut établir des connexions, et voir plus large. Il n’empêche que l’adhésion au réel s’effectue au prix d’un risque assumé s’apparentant à une croyance. Le point de vue est intéressant car il est suffisamment global pour rendre compte à la fois des bonnes perceptions qui équivalent à des “prises” ou à des connexions suffisantes, avec une anticipation possible, et aussi des mauvaises perceptions qui impliquent un flottement, des connexions insuffisantes, et une anticipation impossible. Cela débouche en fait sur une première théorie de l’hallucination, comme modèle de l’illusion. Il s’agit pour Merleau-Ponty d’expliquer l’hallucination, non comme on pourrait le penser par le fait d’une croyance excessive, mais au contraire comme un défaut de croyance en la réalité. Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire dans la perception normale, l’on croit à ce que l’on voit : c’est une intégration, une incorporation, une introjection du monde. Dans l’autre, dans l’illusion, l’on voit ce que l’on croit : c’est un décentrement, une abstraction, une projection de soi.

Le Prochain et la jouissance de la Chose

 


Au cœur de l’être humain il y a la jouissance, mais une jouissance maligne, contrariée, comme si une part de nous-mêmes était depuis toujours manquante, comme si l’Autre avait déjà prélevé sa part : la quête éperdue de cette partie perdue, pour tout être parlant, est ce que Freud appelle la pulsion de mort. Lacan complète en précisant que son objet (manquant) est présentifié sous le masque de la "Chose". Il y a en mon cœur une Chose absente, un vide, et c'est en cela que le célèbre commandement "tu aimeras ton prochain comme toi-même" ne laisse pas d'être problématique. Je n’ai aucune raison de vouloir aimer mon Prochain si celui-ci (le plus “proche”) est d’abord représenté par cette Chose im-monde : il s’agirait plutôt d’aimer mon “lointain”, comme le suggère Nietzsche ! Ou bien d'assumer ce vide central de la Chose, ne pas fuir ce point d'horreur ; ne pas le perdre de vue, mais au contraire le contourner, l’approcher, et savoir que toute relation avec autrui est marquée en creux par la jouissance nocive de la Chose. Ce savoir n’est rien d’autre que le fondement de l’éthique.

L'amour du semblant

 

(Dante Gabriel Rossetti, "Lady Lilith", détail, 1866)


La jouissance est une limite, pas un état, et c’est pourquoi - tout comme la vérité - elle ne peut jamais être dite intégralement. D’une part il n’y a pas de savoir de la jouissance de l’Autre et d’autre part le sujet ne peut jamais se dire "lui-même", qui un homme, qui une femme. L’identification sexuelle ne s’effectue que pour l’autre (et à partir de l’Autre), mais pas en rapport avec l’autre. Cette manière de faire sens pour l’autre relève par conséquent d’un semblant, où — notons-le avec Lacan — “la seule vertu, s’il n’y a pas de rapport sexuel, c’est la pudeur”(*). Ce semblant définit un discours qui concerne la jouissance du phallus, cet objet que représente la fille pour le garçon et le garçon pour la fille. “L’être s’y décompose, d’une façon sensationnelle, entre son être et son semblant”, dit Lacan. Or cette disjonction s’effectue différemment dans la position homme et dans la position femme. Un homme ne connaît que la jouissance phallique, c’est d’ailleurs pourquoi on le dit homme, d’assumer ici l’“équivalence de la jouissance et du semblant” ; et c’est pourquoi, selon Lacan, “la femme est pour l’homme l’heure de vérité”. Quant à la femme elle-même, on la dit femme, on la “diffâmme” précise Lacan, de la réduire au semblant du sens sexuel, quand elle sait précisément ce qu’il y a d’écart entre le semblant et la jouissance. “La femme a une plus grande liberté à l’égard du semblant”, car elle n’est pas toute entière de ce côté du discours — du moins y a t-il en elle un savoir et une jouissance qui excèdent tout discours.

Condescendre au Désir

 

"Les amants", Magritte


"Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir" dixit Lacan. Pourquoi la jouissance devrait-elle “condescendre” au désir si ce n’est pour descendre du pic où on la suppose, en ce point de réel inaccessible à l’être parlant, aussi bien impossible à formuler qu’à soutenir ? “Condescendre” est le mot juste puisqu’il souligne ici un mouvement réciproque entre le désir et la jouissance, mais peut-être aussi une forme de circularité entre celle-ci et l’amour.

L’amour supplée à l’inexistence du rapport sexuel, selon Lacan, en tant que rapport de reconnaissance entre deux savoirs inconscients. L’impasse du rapport sexuel tient à la répartition des rôles entre un pôle masculin ordinairement pervers qui ramène l’Autre à l’objet, et un pôle féminin attestant d’une “autre jouissance” dont on ne peut cependant rien dire. Ce dont témoigne l’amour, ce à quoi il s’éprouve, n’est pas autre chose que cette impasse comme la condition d’une passe nouvelle, un passage à l’autre qui est écriture à même les marques et les signes de l’exil “sexuel” de chacun. L’amour est la jouissance de l’impasse de la jouissance. “N’est-ce pas dire, écrit Lacan, que c’est seulement par l’affect qui résulte de cette béance que quelque chose se rencontre, qui peut varier infiniment quant au niveau du savoir, mais qui, un instant, donne l’illusion que le rapport sexuel cesse de ne pas s’écrire ? (...) Le déplacement de la négation, du cesse de ne pas s’écrire au ne cesse pas de s’écrire, de la contingence à la nécessité, c’est là le point de suspension à quoi s’attache tout amour" (Lacan, Encore, p. 132). Le mot “suspension” pourrait s’appliquer à un amour de type platonique et contemplatif, aux antipodes de la conception de Lacan ; ici il a manifestement le sens de “différance” voire d’“amortissement” entre l’insoutenable de la jouissance et la dure réalité du désir. Le savoir amoureux fait littéralement office de support pour un ininscriptible rapport sexuel. Ce qu’on appelle les “rapports amoureux” servent ainsi à “supporter” l’absence de jouissance de l’Autre, mais on va voir que cette fonction support est autant assumée par le désir et surtout par son objet. C’est bien pourquoi Lacan affirme que la jouissance doit condescendre au désir via l’amour. Mais l’objet lui-même possède un double statut, comme “cause du désir” et comme “plus-de-jouir”, de sorte qu’il est tout à fait possible de prétendre que c’est plutôt au désir de condescendre à la jouissance, du moins en tant que jouissance d’objet. La fonction de l’amour étant alors d’orienter le désir, à partir de l’absence de la Chose maternelle, vers l’objet ‘a’ de substitution et le plus-de-jouir. Autrement dit le ternaire jouissance-amour-désir suggère une circulation signifiante alternée, de la jouissance au désir et du désir à la jouissance.

Donner son angoisse

 


Il ressort du tableau dit “de la division subjective”, présenté par Lacan dans son Séminaire L’angoisse (séances des 9 janvier et 13 mars 1963), que l’angoisse s’interpose entre la jouissance et le désir, entre l’Autre réel qu’est la Chose et le sujet lui-même. Elle constitue cette étape intermédiaire où, dans sa relation avec l’Autre, le sujet n’est plus simplement dévoré ni intégré par lui (d’où le premier sens du mot “division” : combien de fois S dans A ?), n’est pas encore advenu comme sujet barré ou sujet de l’inconscient (deuxième sens, le plus connu, de la division), mais se constitue comme objet ‘a’ destiné à combler le vide pressenti en l’Autre. L’angoisse est cet affect accompagnant ce dernier moment, où le sujet s’“aphanisise”, disparaît en ‘a’ devant l’énigme non plus de la jouissance mais de la castration de l’Autre où, précise Lacan, "se révèle la nature du phallus. Le sujet se divise ici, nous dit Freud, à l’endroit de la réalité, voyant à la fois s’y ouvrir le gouffre contre lequel il se rempardera d’une phobie, et d’autre part le recouvrant de cette surface où il érigera le fétiche" (Ecrits, p. 877). Lacan évoque ici deux manières courantes pour le sujet — la névrosée et la perverse — de faire face au manque et donc au désir de l’Autre, en se plaçant comme objet pour satisfaire la demande de celui-ci et reconstituer une jouissance imaginaire. C’est le fantasme et le stade de l’aliénation, inséparables de l’angoisse dans la mesure où la castration maternelle n’est pas immédiatement assumée.

Signifier la Chose

Si le Phallus est le symbole d’une déréalisation et d’une régulation de la jouissance, la Chose est directement le symbole de la jouissance comme impossible. C’est dire combien les deux concepts sont proches, au service d’une théorie de la jouissance en tant que liée au désir et au signifiant. Le véritable point commun entre la Chose et la jouissance, ce n’est rien d’autre la castration, puisque la jouissance advient au moment où le désir du sujet rencontre le désir de l’Autre présent, dans l’écartèlement de sa propre castration.

La fiction du corps total de jouissance

 

Louise Bourgeois


La définition du corps comme “substance jouissante” est inséparable, dans la pensée lacanienne, d’une dialectique originale du tout et de la partie déterminante aussi bien pour un repérage topologique de la question que pour sa formulation en termes “physiques” de tension, d’énergie, de dépense, etc. Le corps est très généralement conçu comme le lieu ou le substrat de la jouissance, mais c’est au prix d’un morcellement qui identifie en dernier ressort ce lieu ou plutôt ces lieux avec la jouissance considérée elle-même comme partielle. La jouissance est ce processus énergétique et corporel par lequel une tension locale excessive met littéralement “à mort” le corps total - ou si l’on préfère le condamne à la dépense totale et à l’épuisement -, de sorte qu’il n’y a pas, à proprement parler, de jouissance totale du corps. C’est ainsi qu’on distingue aisément le principe du plaisir, cherchant à obtenir l’état minimal et constant des tensions, et celui de la jouissance qui vise au contraire la tension maximale brûlant et consumant le corps (tout entier, car malgré l’axiome de partialité on ne peut pas évacuer que le corps, dans sa généralité, est la mesure impossible de la jouissance). Cette perte peut se révéler spectaculaire et apparemment “réelle” dans la perversion, en raison de la fétichisation extrême des parties du corps concernées par la jouissance. Mais d’une façon générale la question reste de savoir “par où” le corps jouit, attendu qu’il n’y a de jouissance que partielle, “qu’on n’a jamais vu un corps, notifie Lacan, s’enrouler complètement, jusqu’à l’inclure et le phagocyter, autour du corps de l’Autre”... Bref quelque chose jouit en nous, sans que cette part soit de quelque manière mesurable, ni perceptible et a fortiori consciente. 

Difficile jouissance de la parole

 

Dali, Le canapé boca


"Ce à quoi il faut se tenir, c’est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu’elle ne puisse être dite qu’entre les lignes pour quiconque est sujet à la loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même" (J. Lacan, Ecrits). Quand la psychanalyse pose la jouissance comme interdite, inter-dite, ce n’est pas parce qu’un tiers élément viendrait s’interposer entre le désir et sa réalisation ou entre la pulsion et ses objets. Le langage n’est même pas cet élément. Beaucoup plus fondamentalement — c’est d’ailleurs ce qui distingue le plaisir et la jouissance — le langage dans sa texture même est constitutif de la jouissance de même que le désir ne se conçoit pas sans la possibilité de la parole. Et si la jouissance fait “languir” l’Etre, comme l’écrit Lacan, sans doute le sujet lui-même n’est-il que langage. Ce qui, au sens du signifiant lacanien, ne veut pas dire forcément incorporel. Quand on dit que le sujet de la psychanalyse est “parlêtre”, l’être en tant qu’il parle c’est-à-dire en tant que soumis à la loi du langage, cela signifie qu’il pâtit du langage dans son corps — et rien de plus. Ce pâtir suffit à définir la jouissance dans sa plus grande généralité.

Du temps de la jouissance à la jouissance-temps

 


La temporalité propre de la jouissance se détache, de manière assez nette, de celle du bonheur et a fortiori du plaisir. Une première façon de l’exprimer, malheureusement naïve, serait d’opposer le plaisir comme ce qui est transitoire à la jouissance comme ce qui est permanent ; or cela ne reflèterait justement que la différence, non essentielle, entre le plaisir et le bonheur. On pourrait également rapprocher le temps de la jouissance du temps de la répétition qui caractérise la vie dans son ensemble, l’insistance de la vie des sujets en particulier où la jouissance devient “compulsion de répétition”, en sachant que ce sont plutôt des traits, des signifiants qui se répètent et que ce qui préserve la vie ne poursuit d’autre but, en l’occurrence, que la mort (pulsion de mort). A partir de là il y a deux façons d’interpréter ce réel qui se dresse derrière le mur de la répétition et qui ne peut être qu’une jouissance mythique, celle-là même que Lacan appelle la jouissance de l’Autre ou de la Chose. Selon une lecture assez répandue, le temps de cette jouissance appartiendrait à un passé immémorial d’“avant le temps”, donc à l’éternité. La jouissance serait d’abord essentiellement mythique, et n’apparaitrait réellement qu’après-coup, après un lent processus de “récupération” qui est aussi subjectivation de la jouissance. On pourrait s’appuyer sur La recherche du temps perdu de Proust pour montrer que ce qui est retrouvé en l’occurrence, contrairement à ce qu’indique le titre, ce n’est pas le temps mais bien la jouissance d’avant le temps, la jouissance comme abolition du temps à travers la recherche subjective de “la première fois”, et selon une méthode d’anamnèse elle-même quasi-analytique. Voilà le réel de la jouissance, qui n’est pas dans le temps, mais qui dépend pourtant, pour être énoncé et donc pour exister de quelque manière, de l’instance symbolique c’est-à-dire en l’occurrence du récit. Argument classique qui consiste à broder sur l’éternité de l’instant, sur l’affranchissement de l’ordre du temps par le biais de l’imagination, de l’intuition et de la mémoire. Dès lors le concept de récupération de la jouissance fait-il autre chose que ramener à du temporaire et à du fantasmatique l’éternité des origines ? “Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps" (Proust). 

Du principe de plaisir à la jouissance, via la pulsion de mort

 


Au sens courant le plaisir désigne la sensation agréable qui accompagne le soulagement d’une tension générée par un manque. Mais par définition il s’agit d’une expérience dynamique qui croit avec la tension et donc aussi avec le manque, d’où un premier paradoxe. Par ailleurs on réfère souvent le plaisir à une sensation corporelle ou physique, mais à partir du moment où on l’élève à la dignité d’un principe, comme l’a fait Epicure avant Freud, on lui suppose une tout autre généralité – d’ordre cosmologique ou métapsychologique, respectivement. En effet le concept de « principe de plaisir » est apparu chez Freud d’une volonté expressément « scientifique » d’établir une loi valant pour l’ensemble des processus psychiques considérés d’un point de vue économique, loi présentée assez rapidement comme un antagonisme entre le « principe de plaisir » et le « principe de réalité ». Mais l’origine de cet antagonisme, et donc du principe de plaisir, se situe dès « L’Esquisse d’une psychologie scientifique » (1895) lorsque Freud avance le principe d’une inertie neuronique, soit la tendance naturelle des neurones à vider leur quantité d’excitations, et le plaisir consiste justement dans ce libre écoulement de l’énergie vers le niveau le plus bas. Cela correspond à ce qu’il appelle également les « processus primaires » au niveau des représentations mentales, là où leurs significations circulent et s’échangent librement. A quoi il oppose les processus secondaires à l'étage du « moi », lesquels relient l’énergie et maintiennent le système à un certain niveau, selon un principe dit « de constance ».

L'amphibologie du désir et de la jouissance

On avait pu croire pendant un temps que le lacanisme était et resterait une théorie du désir inconscient, ou plutôt une théorie du sujet du désir, autre nom de ce que dans un langage néo-heideggerien Lacan nommait le “parlêtre” ou bien, cette fois en référence à la linguistique, le sujet du signifiant. Or la mise en avant du concept de jouissance, soit l’abord du “champ lacanien” proprement dit, a consisté à remettre en cause l’hégémonie du désir dans la théorie de l’inconscient, la remplaçant par cette “béance centrale” demeurant justement “entre” le désir et la jouissance. Sauf à préciser la nature d’un “sujet de la jouissance”, voie que Lacan n’explora précisément pas, la minoration de la dialectique du désir devait s’accompagner d’une subversion plus radicale encore, un véritable émoussement, du moins apparent, du concept de sujet. Cependant on peut arguer du fait que le sujet subit bien des modifications, mais ne disparut jamais vraiment de la théorie lacanienne. On peut ensuite faire observer que la même référence ayant servi à Lacan pour élaborer la première dialectique du désir, à savoir Hegel, fut utilisée une deuxième fois pour la mise en exergue de la jouissance. Pour Hegel la jouissance reste du domaine du subjectif et de l’expérience égocentrique, tandis que le désir résulte de la reconnaissance de deux consciences et atteint l’universalité. Si le concept de désir est promis à toutes les relèves objectives et spéculatives, celui de jouissance apparaît comme quantité négligeable pour cette même tradition philosophique et juridique. Cela est spécialement vrai pour cette sous-espèce de jouissance qu’on appelle le “plaisir”, d’où la réflexion d’un Roland Barthes : “Son rival victorieux, c’est le désir : on nous parle sans cesse du Désir, jamais du Plaisir ; le Désir aurait une dignité épistémique, le Plaisir non. (...) Curieux, cette permanence philosophique du désir (en tant qu’il n’est jamais satisfait) : ce mot ne dénoterait-il pas une “idée de classe?” (Le Plaisir du texte). La substitution du terme de plaisir à celui de jouissance apparaît ici “politiquement” déterminante, et bien sûr réfléchie (comme toute cette ambiguïté délibérément entretenue dans l’ouvrage de Barthes entre les deux notions de “plaisir” et de “jouissance”). Il s’agit de mettre en avant que, si pour une certaine conception antique le Plaisir (au singulier) pouvait être mis en balance des désirs (au pluriel), il est désormais impossible de sauver les simples plaisirs face à un Désir hyper-dialectisé. D’où proprement le concept de jouissance qui, en droit, renvoie à la notion d’usufruit tout en restant, comme on va le voir, dans le cercle dominant du désir. 

Le signifiant cause de la jouissance

« Je dirai que le signifiant se situe au niveau de la substance jouissante. Le signifiant, c’est la cause de la jouissance » affirmait Lacan dans Encore (pp. 16-17). Si le signifiant peut être cause de la jouissance, il n’en est pas pour autant l’objet, qui est le corps. Il n’y a de jouissance que du corps, mais il n’y a de jouissance que par le signifiant. Le signifiant n’est pas seulement ce qui à la fois permet, filtre et interdit la jouissance ; il doit lui être beaucoup plus consubstantiel. C’est le moment d’interroger le statut de la “cause” dont parle Lacan, et sa référence explicite, dans le passage concerné du séminaire Encore, à Aristote et à la théorie des quatre causes. Comme cause matérielle, le signifiant est en rapport avec cette partie du corps désignée par l’“objet ‘a’” ou le “plus-de-jouir”. Cause finale, il l’est de mettre un terme, de “faire halte" à une jouissance supposée débridée, psychotique et mortelle. Dans cette foulée, l’efficience et la forme trouvent également (et sommairement) leur justification respective.

Corps de discours, corps de jouissance

On prend ici le discours comme effectuation principale du “semblant”, c'est-à-dire non pas une simple articulation signifiante mais une structure imaginaire complète, prise dans une situation sociale. La chaîne signifiante y est bien représentée par le binôme S1/S2, auquel il faut ajouter le sujet comme signifié (sous la barre du S1) et l’objet ‘a’ (sous le S2) comme reste irréductible de l’opération signifiante, objet “réel” symbolisant la jouissance perdue. Perdue pour le sujet s’entend, ce qui justifie par ailleurs le losange de la formule du fantasme ($<>a). Le sujet comme produit du signifiant ne rencontre jamais l’objet comme reste de jouissance (ou plus-de-jouir), sinon sous la forme imparfaite du fantasme, justement. Or malgré cette inadéquation du signifiant et de la jouissance il est bien certain que le sujet ne connaît de jouissance que “parolisée”, par et dans le signifiant, avec et malgré le discours. Si le cadre de cette jouissance est le fantasme, la matière du fantasme n'est autre que celle de “lalangue”, qui à la fois corporise le signifiant et significantise la masse charnelle pour y tracer un corps — indissociablement corps de discours et corps de jouissance. Le corps humain en tant que castré est justement le lieu de cette transaction vivante, de cet échange paradoxal entre une parole et une jouissance.

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Le moi est un objet

On sait que pour Lacan le moi est une entité purement imaginaire, et d’abord l’image anticipée et totalisée du corps propre. Le moi n’est jamais qu’une moitié du sujet et, pour aller plus loin, n’a rien à voir avec lui. Ce n’est pas une erreur ou une défaillance du sujet qu’on pourrait “arranger” : “il est autre chose”, “littéralement le moi est un objet” (Le Moi dans la théorie de Freud...). Dans ce contexte, l’idée que le moi jouisse ou soit pure adhésion à soi-même ne peut relever que de la folie. “Un fou est justement celui qui adhère à cet imaginaire, purement et simplement”, écrit Lacan. Dans ce cas l’on peut bien dire que le moi se confond avec le “sujet”, un sujet qui se veut réel, et c’est d’ailleurs ce que Freud appelait lui-même le “moi-réel”. Un moi initial, baignant dans un “plein” de réel, et antérieur à toute reconnaissance par l’Autre du langage. Seulement il est entendu que ce moi initial n’est constitué en réalité que par un effet rétroactif dû au symbolique, à la scission qu’il impose ; le moi n’a d’existence paradisiaque que dans le souvenir nostalgique qu’autorise justement l’Autre du langage. De plus il n’a d’autre consistance que celle, fantasmatique, de l’imago maternelle avec laquelle il se confond. Donc le réel d’un tel moi-sujet confine à l’impossible.

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La peur, comme la jouissance, ne s'écrit pas

 


"Ce sont ces raisons mêmes qui rapprochent la peur de la jouissance : elle est la clandestinité absolue, non parce qu’elle est “inavouable” (...), mais parce que, scindant le sujet en le laissant intact, elle n’a à sa disposition que des signifiants conformes : le langage délirant est refusé à celui qui l’écoute monter en lui." (Roland Barthes, Le plaisir du texte)

Comme l'écrit R. Barthes, la proximité de la peur et de la jouissance, pourtant indéniable, ne va pas de soi. On associe tellement la jouissance à une douleur ou à un plaisir excessifs, on en fait quelque chose de tellement ineffable et mystérieux, qu’on répugne à la rabattre sur un sentiment somme toute aussi médiocre et ordinaire que la peur. On lui préfèrerait l’angoisse, ou la folie, ou encore mieux le suicide. Or comme l’écrit Cioran, “le sublime du suicide est de mauvais goût” ; Lacan rappelle pour sa part que “n’est pas fou qui veut” ; enfin quiconque fait l’expérience de l’angoisse ne peut la confondre, de près ou de loin, avec une sorte de jouissance. L’angoisse est une expérience de dé-subjectivation, à mi-chemin entre le désir et la jouissance d’après Lacan, tandis que dans la peur, le sujet reste intact et même tout à fait conscient. Où la jouissance vient-elle se loger alors ? La jouissance apparaît de façon inéluctable dans la tension même du sujet soumis à la peur, qui n’est pas un enveloppement comme l’angoisse mais une transe et un saisissement de tout l’être. Elle est le bougé, le tremblé émotionnel de l’être, sa manifestation la plus indubitable, son cogito le plus apodictique. La peur nous accompagne donc dans notre existence de sujets ; elle est notre plus proche, notre plus fidèle compagne. Elle est la vie même du sujet et la preuve matérielle, charnelle, émotionnelle de son existence. Pour toutes ces raisons elle ne peut être décrite ou narrée : elle n’est pas un contenu mais la forme, l’apparence sous laquelle un sujet se décrit et se manifeste. “Qui pourrait écrire la peur (ce qui ne voudrait pas dire la raconter), demande Barthes ? La peur ne chasse, ni ne contraint, ni n’accomplit l’écriture : par la plus immobile des contradictions, toutes deux coexistent — séparées”. La peur et l'écriture étant sœurs jumelles, étant séparées, il ne saurait y avoir écriture de la peur pas plus qu'il n'y a écriture de la jouissance. En revanche pour Barthes il existe bien une jouissance de l'écriture qu'il appelle d'ailleurs le "plaisir du texte" - mais c'est une tout autre affaire.

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L'impossible sujet de la jouissance

Le syntagme “sujet de la jouissance” n’existe pas dans les textes et les “statuts” de la psychanalyse, bien qu’on le trouve employé au moins une fois par Lacan dans le Séminaire L’angoisse, pour dire précisément qu’“en aucune façon il est possible de l’isoler en tant que sujet”. Cela signifie sans doute qu’un tel sujet ne peut exister que sous forme de mythe, un lexème pour désigner l’état du “sujet” livré au pur réel antérieurement à l’emprise du signifiant. Mais bien entendu il n’y a pas plus de “pur” réel qu’il n’y a de sujet strictement “réel”. L’expression de “Moi-Réel” employée par Freud en 1915 (Métapsychologie), et jamais reprise ailleurs dans ce sens, désigne bien déjà un Moi jeté dans la Détresse, abandonné à l’Autre, et donc au moins potentiellement au signifiant. Si la dualité Sujet-Autre (ou Sujet-Chose) est paradigmatique, l’impossible est le réel auquel ces deux signifiants semblent renvoyer, car ils renvoient d’abord mutuellement l’un à l’autre... La première relation est signifiante, avec d’un côté la parole invoquante et le désir de l’Autre, et de l’autre le cri nu de la jouissance/souffrance de l’être. 

L'objet 'a' ou la mesure du manque

 


Dans la théorie de Lacan l’objet peut être appréhendé comme symbole et structure d’un manque fondamental affectant l’Autre en général. C’est parce l’Autre fait défaut et qu’il est inconnaissable comme tel - n’est-ce pas en rapport avec cette sensation que Freud caractérise comme deuil et mélancolie, au moment de la disparition de l’être aimé ? -, c’est parce que personne ne peut dire “qui est l’Autre” que Lacan réduit d’abord celui-ci à la lettre ‘a’ (la première du mot “autre”) comme symbole de l’absence ou de l’énigme de l’Autre. Il s’agit ensuite d’un geste théorique, par lequel l’objet ‘a’ est construit ou inventé par Lacan lui-même (“c’est mon invention”, dit-il), n’ayant d’autre fonction a priori que de nommer le problème non résolu de l’Autre et, grâce à ce “forçage”, permettre le renouveau de la théorie. Stratégie audacieuse : “l’objet ‘a’ est finalement une ruse de la pensée analytique pour contourner le roc de l’impossible : nous passons outre le réel en le représentant avec une lettre" écrivait justement J. Nasio (Cinq leçons…,1992, p. 125). Cependant une lettre n’est pas tout à fait un signifiant, en particulier comme lorsque le ‘a’ elle désigne ce qui se dérobe à l’ensemble signifiant, “ce qui se présente toujours comme perdu, comme ce qui se perd à la significantisation" (Lacan, séminaire L’angoisse, 13 mars 1963). Il ne s’agit pas d’une exclusion, comme c’est le cas pour le signifiant S1, mais d’une hétérogénéité radicale entre le signifiant et l’objet qui fait de ce dernier un produit vraiment résiduel, un “plus” donnant cependant sa consistance à l’ensemble signifiant (fonction d’ailleurs également assumée par le S1, en tant que bord, mais à un niveau très différent). Dans la structure de l’inconscient l’objet ‘a’ fait fonction de trou à la fois comme cause ou pôle attracteur, comme déploiement d’énergie (plus-de-jouir) et comme flux constant de jouissance. Or les bords du trou revêtent une importance considérable puisque ce sont eux, à proprement parler, qui “forment” le trou et donc causent la jouissance. Si l’on se souvient maintenant de cet axiome de Lacan selon lequel “le signifiant, c’est la cause de la jouissance”, l’on en déduit aisément que le bord, c’est le signifiant lui-même “au niveau” de la jouissance.

La jouissance (manquée) de l'acte

Si d'une certaine façon un sujet n'ex-iste véritablement qu'au moment de l'acte en général, encore faut-il comprendre que le sujet comme tel n’y est jamais présent. Les actes, il en existe de deux sortes : les créateurs et les destructeurs. Dans les premiers le sujet disparaît à travers l’événement ou l’œuvre qu’il crée ; dans les seconds il ne fait qu'œuvrer directement à sa propre disparition. Prenons l’exemple extrême et combien révélateur du suicide. Si l’on écarte le type de suicide où le sujet ne vise pas la mort mais plutôt joue sa propre disparition pour un Autre, bien qu’il puisse aussi y trouver la mort “accidentellement”, il demeure une sorte d’acte où le sujet franchit effectivement le pas et s'offre à la jouissance de l'Autre (Dieu, la Société, etc.). La jouissance escomptée pour le sujet lui-même s’y réduit à une jouissance d’objet : en l’occurrence, faire un “beau cadavre”. Ou le suicide comme acte d’embaumement ? Et finalement comme inscription sur le corps social, significantisation : il n’y a donc pas de pure jouissance de l’acte (comme on pouvait s’en douter) qui ne soit en même temps parole (“appel au secours”, comme on dit, pour les suicides du premier genre) ou inscription (suicides du second genre). 

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La castration, le Phallus et le Nom-du-Père

S’agissant de la castration, il y a deux problèmes en un, comme le suggère le paradoxe d’une jouissance à la fois atteinte et refusée, atteinte parce que refusée. Dans un premier temps, donc, la castration se définit par cela même qu’elle barre à l’origine, et interdit, soit la jouissance absolue. Mais on peut aussi l’aborder par ce qu’elle autorise et construit, soit une jouissance dite “phallique” — car telle est la “loi du désir” —, avec en perspective la possibilité d’une “autre” jouissance, non seulement ou non entièrement castrée. Une autre ambiguïté réside dans la confusion généralement entretenue entre la castration elle-même, originelle ou plutôt structurelle, et le fameux “complexe de castration”, lequel n’intervient pourtant qu’à la suite du complexe d’Œdipe. Dans ce dernier cas il s’agit d’une réalisation subjective de la castration, d’une entrée réputée difficile dans le monde du désir à partir d’une position dite “homme” ou “femme”, tandis que dans le premier cas on ne fait que décrire une sorte de condition anthropologique générale. 

Le traumatisme du Sujet

 


Peinture : Louise Brun


Si la théorie du traumatisme remonte aux premières élaborations de Freud, on sait qu’elle fut relativisée ensuite comme “point de vue” sur les névroses, puis finalement reprise sous une autre forme à partir d’Au-delà du principe de plaisir. Le trauma est d’abord décrit comme un événement réel de l’histoire — notamment sexuelle — du sujet, qu’à cause de sa violence ou de l’accroissement d’énergie psychique qu’il provoque celui-ci ne parvient pas intégrer dans sa personnalité consciente. Le point de départ est que le sujet a subi dans sa petite enfance une ou plusieurs tentatives de séduction de la part d’un adulte ; mais le traumatisme n’apparaît effectivement que lorsqu’une deuxième scène, ultérieurement, vient évoquer le premier souvenir et provoque un afflux d’excitations psychiques et sexuelles perturbant sérieusement l’économie libidinale du sujet. On voit que le traumatisme est double, se situant à la fois comme cause profonde et comme cause déclenchante. Par la suite on assiste à un affaiblissement de la thèse sur les causes profondes, le trauma n’étant plus qu’un facteur parmi d’autres, d’ailleurs de nature plutôt accidentelle, et s’ajoutant à une disposition par fixation de la libido qui place le fantasme au cœur de la constitution du sujet. Puis la notion est remise en valeur avec la notion d’un “au-delà du principe de plaisir”, qui permet d’assigner fortement le trauma à une situation d’excès se manifestant comme compulsion de répétition et rendant justement la régulation du principe de plaisir impossible. Dans Inhibition, symptôme et angoisse le statut théorique du trauma est rapporté davantage encore au sujet dans sa définition et son intégrité, dépassant le stade de la “théorie traumatique de la névrose” où il apparaissait comme simple événement. Il participe désormais de la structure du sujet, représente en quelque sorte le pôle de l’effraction interne, pendant du pôle externe événementiel, repérable par exemple lorsque dans l’angoisse le sujet ne fait que se défendre contre une situation traumatique plus angoissante encore, où il apparaîtrait sans recours, proche de ce que Freud a nommé l’état de détresse. Le traumatisme n’est alors pas autre chose que cette tension interne synonyme de tous les dangers lorsqu’elle déborde au-delà du tolérable. C’est ici que nous retrouvons de toute évidence la notion lacanienne de jouissance, par exemple dans son acception de “plus-de-jouir”.

Aliénation et séparation

L’aliénation est cette situation difficile et angoissante où le sujet, rescapé de la jouissance de l’être, de sa confrontation terrifiante avec la Chose, voudrait se faire représenter dans le champ de l’Autre afin de le combler totalement. Cette aliénation rêvée ou ce comble d’aliénation, au cœur du fantasme du névrosé, n’est pourtant pas ce que celui-ci (ni quiconque) obtient réellement. Car l’aliénation ne se conçoit pas sans une double séparation imposée au sujet, tout d’abord d’avec l’Autre dont il ne parvient pas, en tant qu’objet, à combler le manque, ensuite par rapport à cet objet ‘a’ lui-même qui le représente dans son fantasme, mais jamais totalement, pas au point de le faire disparaître idéalement en lui. 

Pas d’exclusion radicale pour le sujet, pas davantage d’inclusion absolue en tant qu’objet, seulement une séparation imposée : telle est la condition réelle de l’aliénation. Il résulte de ce double clivage un produit appelé le “plus-de-jouir” (autre version de l’objet ‘a’, passage du “moins” au “plus”), soit aussi bien ce qui est récupéré par le sujet en guise de jouissance que ce qui est donné à l’Autre, donc précisément situé entre le sujet et l’Autre, à l’intersection (section phallique) des deux. L'aliénation est pour le sujet la conséquence du manque dans l’Autre mais c’est aussi ce qui empêche l’Autre de jouir, comme si deux manques superposés se nourrissaient l'un de l’autre. L’aliénation est donc pour Lacan cette synthèse paradoxale, qu'on pourrait dire négative ou "déceptive", du sujet et de l’Autre.

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Le fantasme à la fois comme accès et barrière à la jouissance

 


On se représente souvent le fantasme comme un chemin d’accès privilégié vers la jouissance, mais il peut être considéré tout autant comme une barrière à la jouissance. Parmi ces barrières l’on pourrait énumérer séparément le plaisir, le désir et le fantasme comme trois manières de se protéger d’une jouissance supposément dévastatrice. Le plaisir, tout d’abord, impose les limites quasiment biologiques d’une satisfaction destinée à demeurer locale et éphémère. Le désir, de son côté, qui s’institue par la Loi du langage et donc par la castration, maintient le sujet dans un état de manque et refoule la jouissance dans son horizon d’impossibilité. Enfin le fantasme n’est pas autre chose qu’une formation imaginaire tissée à partir d’objets pulsionnels, mettant en scène l’aspiration sinon l’accès même à la jouissance. Mais il est vrai que le fantasme compose aussi directement avec le plaisir et surtout avec le désir. 

L'Autre qui manque

Lacan note que pour les philosophies du bonheur et l’éthique en général, le terme de jouissance évoque sans doute quelque rencontre remarquable avec la perfection et la plénitude de l’être. Or l’ontologie de Lacan ramène ce qu’il en est de l’être au “parlêtre” humain, à l’homme en tant qu’il parle. En tant qu’il parle, l’homme n’“est” pas sous les auspices de la plénitude mais plutôt sous celles de la castration, car le langage équivaut à un trou dans le réel, à une altérité irrémédiable atteignant l’être. Par le langage l’homme n’est d’ailleurs pas en rapport avec l’être mais plutôt avec l’Autre, un Autre symbolique dont l’essence est le manque ; et comme “il n’y a pas d’Autre de l’Autre”, pas de complétude à attendre, on ne peut que manquer toujours cet Autre qui manque. L’essentiel de la thèse lacanienne se concentre dans le fait que la jouissance du sujet humain n’est justement possible qu’adossée à ce manque, dû au signifiant, en quoi elle fuit heureusement l’impossible jouissance de l’être. 

En toute rigueur, il faut distinguer trois Autres, chacun faillible à sa manière. L’Autre réel ou l’Etre que Lacan appelle aussi la Chose, tout d’abord, est atteint d’un manque radical, à savoir son impossibilité effective. Ce manque est justement causé par l’existence de l’Autre symbolique, dans l’ordre du langage et du discours, représenté par S1 ou le Nom-du-Père. Mais lui-même “boite” ; frappé d’une impuissance structurelle il ne peut fonctionner comme ordre signifiant (et proposer corollairement sa jouissance phallique) que s’il est en manque d’Un : il manque en lui un signifiant, le signifiant de la femme. S’ouvre alors le champ énigmatique de la jouissance féminine, hors-langage, au-delà du phallus. Mais cet Autre et sa jouissance sont proprement indécidables (puisqu’ils “manquent”, eux aussi) ; tout au plus peut-on les imaginer c’est-à-dire les corporiser. 

Bref, l’Autre manque, grâce à quoi il donne accès au désir du sujet et à sa jouissance - mais seulement au niveau de cet ersatz d’être qu’est l’objet ‘a’, c’est d’ailleurs pourquoi il le fait si mal. 

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Le rapport-sans-rapport des jouissances

 


Soit deux jouissances du corps, situées hors-langage ou en excès de langage : la jouissance de l’être (Chose) et la jouissance de l’autre comme jouissance sexuelle. Elles sont séparées et discon­tinues comme l’illustre le principe de la fausse bande de Mœbius : une vraie bande de Mœbius, sans endroit ni envers et à un seul bord, ayant subi une coupure longitudinale sur toute sa longueur redevient une surface ordinaire orientée et à deux bords. Cette dualité (des jouissances du corps) n’est que le produit de la coupure phallique et signifiante, consti­tutive en tant que telle de la vraie bande de Mœbius. La jouissance phallique crée ce vide et cette division internes au corps et à sa jouissance, non seulement en distin­guant un endroit et un envers mais un avant et un après (la castration), sans compter la sexuation qui y trouve son vrai principe de différenciation. C’est à savoir que la coupure est totale chez l’homme, doté de l’argument imaginaire que constitue le support pénien, le condamnant à jouir du phallus seulement, alors qu’elle n’est que partielle chez la femme de sorte que pour elle une continuité entre les jouissances reste possible, quoique le réel de l’autre jouissance soit proprement indécidable. 

On connaît ce qu’en dit Lacan : la femme accède à la jouissance phal­lique ; mais que la femme jouisse, en tant que femme, cela ne saurait se dire, reste un secret de femme... Entre une jouissance sexuelle essentiellement perverse (réduite au signifiant et à l’objet) et une “autre” qu’on peut dire “folle” (pas de signifiant pour l’inscrire — ce qui n’em­pêche pas qu’on en parle ou qu’elle fasse écrire), Lacan a sans doute raison de dire qu’“il n’y a pas rapport”. Si, comme on l’a vu, c’est la coupure phallique qui permet d’établir ces distinctions alors le non-rapport entre les sexes, entre l’Un-sexe et l’Autre-sexe ne semble visible que depuis la dualité homme/femme. Pourtant c’est bien la première dualité Chose/femme — ou Un/Autre — qui en décide. S’il n’y a pas de rapport sexuel il y a bien coupure au départ, et celle-ci concerne la décomplétude de la Chose initiale. La coupure, dans son principe, est donc identifiable à une soustraction d’Un — ce qui est bien une sorte de rapport et même le rapport par excellence pour Lacan, un rapport-sans-rap­port, bref un rapport raté.

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