Jean-Martin Charcot, homme de théâtre

 


« Le voyageur franchit les portes de la Salpêtrière et découvre un vaste bâtiment formé de maisons à un étage disposées en quadrilatères et entourées de jardins. Cet ancien arsenal construit sous Louis XIV et destiné à la fabrique du salpêtre abritait autrefois une étrange population d’aliénés. (...) Les femmes alcooliques, les prostituées voisinent avec les vieillards déments et les enfants débiles. Les folles sont isolées dans le quartier spécial des incurables et enchaînées ; on les abandonne ainsi à demi nues, au milieu de leurs immondices (...). Les épileptiques racontent des cauchemars, des histoires de membres tronqués, de mers enflammées ; elles sont dévorées par des sortes de crustacées à tête d’oiseau ; les cris, les pleurs, les lamentations, les contorsions donnent à ces bâtiments l’allure d’une demeure hantée, surgie des ténèbres du Moyen-Age. Les hystériques soignent leurs compagnes en simulant à merveille leurs maladies ; elles sont possédées par la manie de mettre en scène la souffrance des autres : elles ont le génie du rire, des tragédies et du sanglot ; elles ressemblent aux acrobates, aux bouffons ; mouillées, hurlantes, déguenillées, elles enseignent la folie du monde, la misère du peuple. » 

Voici le décor, superbement planté par Elisabeth Roudinesco dans son livre La bataille de cent ans (1986). Nous sommes en 1657. Sur décret du roi, les Archers de Paris raflent sans distinction tout ce que la capitale comporte d’”anormaux” : mendiants et clochards, aveugles et sourds, borgnes et boiteux, infirmes et prostituées, louches et siphonnés en tous genres, puis déversent ce trop-plein dans les cellules moites et insalubres de la Salpêtrière qui devient très vite le plus grand hospice européen. Du temps de Charcot, on n’en est plus là : le mouroir, le dépotoir se transforme en clinique, c’est-à-dire en théâtre. Certes, on y meurt encore abondamment, mais non sans avoir des centaines de fois joué et répété son rôle d’« aliéné », de « malade nerveux », d’« épileptique » ou d’« hystérique »... La troupe hétéroclite qui répète inlassablement dans ce lieu étrange connait ses stars, ses chouchous, ses vedettes : Charcot, patron de l’établissement, n’a d’yeux que pour les hystériques. Hommes ou femmes. Il faut dire que l’hystérie était tombée fort en discrédit à l’époque ; on n’y croyait plus trop. On pensait qu’en regard d’autres maladies tout autant spectaculaires, ces élucubrations de femmes n’avaient rien de scientifiquement palpable, de probant, de sûr, qu’on pouvait y fourrer trop de choses contradictoires ; par conséquent l’hystérique devait simuler, c’était plus simple. Charcot vint et imposa une véritable révolution dans la clinique de l’hystérie. Tout d’abord il réhabilita, si l’on peut dire, le mal : de toute son autorité, il attesta, il certifia l’authenticité et l’objectivité des troubles manifestés, c’est-à-dire leur non-simulation. Ensuite il caractérisa fermement l’hystérie comme « maladie nerveuse », autonome et fonctionnelle, sans traces lésionnelles. L’absence des telles traces ne signifie pas l’absence d’intérêt pour l'anatomie : si l’examen anatomo-pathologique ne donne pas la clef de l’hystérie, cela n’empêche pas le maître d’anatomie pathologique que fut d’abord Charcot de fonder toute sa typologie des névroses hystériques sur leur localisation corporelle, voire leur expressivité. Quant à l’étiologie proprement dite, c’est Freud — radicalement opposé à cette conception — qui la résume le mieux : « Charcot posa pour celle-ci une formule simple : l’hérédité doit être prise comme cause unique, l’hystérie est par conséquent une forme de la dégénérescence, un membre de la famille névropathique ; tous les autres facteurs étiologiques jouent le rôle de causes occasionnelles, d'agents provocateurs ». C’est évidemment au rôle de la sexualité que Freud fait ici allusion. Charcot reconnaît la nature génitale des causes organiques, mais comme par ailleurs ces causes incidentes ne déterminent pas la nature du phénomène, la sexualité n’est à aucun moment citée comme telle ; corrélativement, l’excentricité sexuelle qui s’étalait néanmoins partout dans les chambres et les couloirs de la Salpêtrière passait pour un débordement caractéristique, sans plus ... L’on restait obstinément aveugle, c’est qui est vraiment un comble vu la suite.

La fin d’une analyse

 


Interminable ou pas, si la psychanalyse fait acte, c'est quand même parce qu'elle a une fin, comme par exemple de devenir analyste. "C'est au terme d'une psychanalyse supposée achevée que le psychanalysant peut devenir psychanalyste" dit Lacan. Cela peut être plus communément de "savoir y faire avec son symptôme", c'est-à-dire que l'analysant doit parvenir à un rapport positif, apaisé, voire heureux, avec son inconscient. S'il s'agit au départ d'accueillir cette hétéronomie fondamentale qu'est l'inconscient, le travail de l'analyse doit déboucher sur cette autonomie où le sujet est enfin à son désir (ce n'est pas l'autonomie de la volonté, kantienne). Ce désir d'autonomie qui est le sien dans la mesure où il s'est engagé dans le travail de la cure, c'est précisément ce qu'il avait jusqu'alors essentiellement refoulé, ce pourquoi il n'avait pas voulu payer le prix, soit se confronter à la pulsion de mort présente dans la sexualité.

La formation des analystes sous le signe du tiers. Le contrôle et la passe

 

"Dogmatic Sarcofagus", Musées Du Vatican


Le contrôle en principe n'est jamais imposé, du moins chez les lacaniens : il se demande. Concentrons-nous un moment sur cet aspect de la formation qui clôt en général l'analyse "didactique", l'analyse qui prépare "explicitement" au devenir analyste. D'emblée, rappelons que la première règle analytique est de supposer toujours un tiers, fût-il réduit à une place vide. Une remarque d'ordre historique nous situera au cœur même de la question et nous permettra d'appréhender la conception lacanienne du contrôle. En effet le tiers était sans doute structurellement présent dès la première relation analytique, celle qui lia Breuer et Anna O., puisque Breuer ne conduisit (malgré lui, et de la façon que l'on sait) l'embryon de cure que soutenu par l'intérêt de Freud et sa correspondance avec lui.

L'originalité de la conception de Lacan, dès 1953, fut de souligner la dimension ternaire de la relation de contrôle sur le modèle même de la relation analytique normale. A ce moment-là c'est l'Autre, indéniablement, qui est le tiers constitutif de toute formation en analyse. L'analyste contrôlé est déjà en position de tiers pour ses analysants ; comme représentant la fonction du désir, il est l'Autre. Au fond le contrôleur reprend cette même place pour le contrôlé, qui lui-même ne se contente pas de rapporter les dits de l'analysant mais déjà présente une lecture interprétative, une construction. De sorte que la ternarité est bien respectée dès lors que l'instance de l'analyste en contrôle, pendant le contrôle, ne se confond pas avec l'instance première de l'analysant. Le contrôleur peut exercer alors une "seconde vue", une lecture en parallèle du cas qui renvoie néanmoins le contrôlé à lui-même (l'objet du contrôle est donc bien le contrôlé !) et à ses propres résistances, éventuellement, mais sans pour autant lui donner la clef d'une énigme ou lui dire la vérité sur le cas - car la seule énigme et la seule vérité résident dans les relations de transfert et de contre-transfert existant entre l'analyste et l'analysant.

L’envers de la politique (Psychanalyse, éthique et politique)

 


Politique du symptôme

"Que le symptôme institue l'ordre dont s'avère notre politique, implique d'autre part que tout ce qui s'articule de cet ordre soit passible d'interprétation. C'est pourquoi on a bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique" écrivait Lacan dans Lituraterre. Il parlait bien sûr de la politique en général, ou bien du politique, dont on peut dire que le symptôme comme tel constitue la raison. La psychanalyse admet une distinction entre le et la politique au sens où la politique se coltine la réalité sociale ordinaire tandis que le politique aborde littéralement (c'est-à-dire littoralement) au réel du symptôme.

En psychanalyse on part donc du sujet, mais aussi du fait que le sujet est toujours social, voire toujours pris dans une institution et ne naît que du collectif. Vérité essentielle qu'il faut mettre au compte de Lacan dès l'époque de la Thèse, mais celui-ci rappela maintes fois la nécessaire introduction d'un tiers pour passer du groupe - où les relations duelles prédominent - à l'"état social", un tiers ou un plus-un symbolique qui permette à la métaphore du Nom-du-Père d'opérer à partir d'une absence réelle. De ce fait on comprend que le plus-un puisse être figuré également par l'objet 'a' cause du désir, celui qui par son vide radical fait office de cause réelle et qui introduit le sujet dans la société en branchant son désir sur le désir de l'autre. C'est bien ce qui est à lire sous cette métaphore du désir qu'est le symptôme.

Haine de la psychanalyse et du "contemporain" (conjoncture)

 


Un phénomène fascinant et inquiétant, en ce début de XXIè siècle, est le rejet systématique et presque viscéral de la part des discours dominants - essentiellement le discours de la science relayé par les médias - de toute logique subjective. On ne veut plus rien savoir du Sujet, de l’Autre, et de leur relation, donc du symbolique, plus de vraie psychologie en dehors des méthodes cognitivo-comportementalistes avec leurs thérapies courtes “orthopédiques” qui reformatent les gens au prétexte de les guérir et de les soigner, alors qu’elles ne guérissent ni ne soignent. Sans parler des vieilles recettes volontaristes, flatteuses pour l’ego qui continuent de faire florès sous le nom ridicule de développement personnel… Au moins la psychanalyse ne cherche ni à renforcer ni à reformater, et encore moins elle ne prétend guérir (quand elle considère qu’il n’y a pas de “malade”) mais seulement soigner, oui, en accompagnant les sujets dans leur propre reconquête du sens. Mais essentiellement on ne jure plus que par l’organique, on ne veut plus que de la chimie et du mécanisme neuronal, quitte à faire du cerveau un maître absolu, un dieu omniscient et omnipotent, ou bien à l’inverse et encore plus paradoxalement un sujet seulement agent, une espèce de sujet au rabais qui “nous” “dit”, “nous” “veut”, “nous” “commande” ceci ou cela, le tout relaté dans la plus totale confusion conceptuelle par les porte-paroles médiatiques de la science : c’est d’un comique !

"Se débarrasser de la psychanalyse" - Vraiment ?

 


Commentaire particulièrement abruti mais caractéristique de l'époque, en-dessous d'un message de ma part posté sur X (ça m'apprendra...) où il était simplement question de psychanalyse, un monsieur écrit ceci : "La France est le seul pays au monde où la psychanalyse n'est pas complètement déconsidérée, et pourtant l'on ne parvient pas à s'en débarrasser." Outre que la première affirmation est factuellement fausse, cela méritait quand-même une petite réponse.

Ceux qui aujourd'hui condamnent avec véhémence le discours psychanalytique, qui veulent littéralement sa mort, qui réclament notamment à cor et à cri son bannissement des institutions de soin et de santé "mentale"(*) au nom d'un nouveau scientisme incroyablement revanchard et servile comme jamais à l'égard des maîtres capitalistes (lobbies pharmaceutiques notamment), ceux-là sont très exactement dans la position des faux prêtres athéniens de la fin du Vè siècle avant J.-C - soi-disant gardiens des dieux de la cité mais surtout corrompus jusqu'à la moelle - qui ont fait condamner Socrate, qui ont saboté du même coup la démocratie parce que, par pur obscurantisme, ils ont voulu tuer dans l'oeuf le discours de l'individu (qui n'était autre que le discours de la raison). Socrate qui, tel le psychanalyste déposant son moi et se faisant objet-déchet, pour permettre l'éclosion de la parole de l'autre, affichait (malicieusement, lui) son non-savoir pour permettre à son interlocuteur d'articuler ses propres raisons.

Dérives perverses en analyse

L'analyse convient-elle au cas du sujet pervers et peut-elle lui être profitable ? N'y a-t-il pas, inhérent à la situation analytique, un risque de dérive perverse, dont le sujet pervers lui-même pourrait être la première victime ? Rappelons que si l'art psychanalytique consiste bien en une transmission de désir, de l'analyste à l'analysant, il faut supposer un désir spécifique, inhérent à la position de l'analyste. Selon Lacan, le désir de l'analyste est d'amener un sujet à produire le signifiant auquel il pourrait s'assujettir, afin de donner sens - jouis-sens, plus exactement - à son symptôme. Choisir son symptôme, l'assumer, l'affirmer - tel est ce qui motive en règle générale la demande du sujet pervers en analyse, et ce qui lui est le plus souvent proposé. Or cela ne peut être qu'une demi-solution, car dans le cas du pervers il ne s'agit pas de n'importe quel symptôme, il s'agit du fétiche. L'on ne peut que constater une analogie entre la fin de l'analyse, savoir y faire avec son symptôme, et le savoir-faire avec la jouissance qui caractérise le pervers. Le pervers et l'analyste ont ceci en commun d'occuper une position qui est celle de la cause, cause de la jouissance dans un cas et cause du désir dans l'autre. Mais dans les deux cas, pour parvenir à ces fins, il est nécessaire de provoquer une division du sujet. Or si la division du sujet par le signifiant ne laisse pas émerger, précisément, le signifiant du désir, le sujet pervers ne tardera par à profiter de la situation. Il faut comprendre qu'un pervers n'est pas seulement une personne (éventuellement) coutumière des passages à l'acte, mais que son acte pervers consiste bien plus souvent dans la mise en acte et en publicité de son fantasme dans son discours : la jouissance du dire apparaît ici sans limite, car une fois le pervers lancé dans le récit de ses fantasmes, dans le fil d'une cure, il est bien difficile de l'arrêter.

Le "style de l'analyste" vs la "technique psychanalytique"


Freud puis Lacan. Le sujet de l'inconscient incompatible avec une "technique"

Que peut bien représenter l'expression de "technique psychanalytique", à part le titre d'un important recueil d'articles de Freud ? Si une technique se réduit à n'être que l'application d'une théorie, il est clair qu'il n'existe pas de technique psychanalytique. Néanmoins l'on désigne couramment par-là un ensemble de règles et de conseils destinés à guider l'analyste dans sa pratique, voire certains principes immuables servant à cadrer et à définir la dite pratique comme telle (mais on ne peut confondre des deux : tandis que la pratique emporte au moins une dualité, la technique se porte sur le prétendu agent, l'analyste). Or ces principes, et donc cette technique, se limitent à peu de choses chez le fondateur de la psychanalyse, voire à une seule règle : se servir de son propre inconscient comme d'un instrument. Il y a de la technique, de la technicité analytique dans la mesure où l'analyse suppose un travail à même l'inconscient, à partir d'une rencontre réelle analyste/analysant. Sans doute des règles trop limitées et trop précises reviendraient à méconnaître ce réel ; aussi la technique consiste-t-elle surtout à savoir exploiter et préserver ces conditions si particulières et si rigoureuses d'exercice, qui conditionnent d'ailleurs en retour la théorie.

De l'esprit

 


En ce qui concerne un certain "anti-lacanisme" primaire - que l'on rencontre assez souvent, par la force des choses, quand on écrit sur Lacan ! - par-delà la critique de la psychanalyse, c'est une phobie de même nature mais qui se joue à un niveau, disons plus philosophique : le rejet de Lacan fait partie d'une tentative réactionnaire de s'en prendre à la philosophie française post-existentialiste, Foucault, Deleuze ou Derrida notamment, et même au-delà à l'ensemble de la philosophie "continentale". C'est donc une attaque qui provient des tenants ...continentaux ...de la philosophie analytique anglo-saxonne, laquelle serait, selon eux, la vraie philosophie "contemporaine", et la philosophie française dite volontiers "post-moderne" ne serait rien d'autre selon eux qu'un bullshit incompréhensible, irrationnel, sophistique, etc. Or c'est bien plutôt cette philosophie analytique, et sa conception formaliste et étriquée de l'argumentation, qui doit être qualifiée de pré-contemporaine, du moment qu'elle ne pose pas comme centrales les problématiques de l'histoire d'abord (en ce sens le premier contemporain est Hegel), de l'existence et de l'inconscient ensuite, malgré un Wittgenstein proche de Freud sous certains aspects. Ajoutons à cela une tendance absolument délirante à faire proliférer les "thèses" et les "arguments" (en lieu et place des concepts) et à les identifier ipso facto comme autant de théories concurrentes, d'où une accumulation gratuite et non-justifiée de -ismes qui ne peut que donner une impression générale de relativisme (fâcheux quand on idolâtre par ailleurs la rationalité). Qu'il y ait quasiment autant de théories que d'arguments, en philosophie analytique, cela ne peut que nous rappeler, dans un autre domaine, le fameux DSM-4, l'inénarrable manuel pseudo-psychiatrique (imposé par les lobbies pharmaceutiques et fossoyeur de la psychiatrie) associant à chaque "trouble", chaque manifestation pathologique le nom d'une "maladie".

Le style de l'analyste et le temps de la cure

 


La vérité de l'inconscient (côté analysant) et la pureté du désir (côté analyste) conduisent Lacan, on le sait, à récuser la notion de thérapie au nom de la "psychanalyse pure". Pour Lacan c'est la question éthique par excellence : la science de la guérison ne suppose pas la vérité mais la connaissance du "bien", du bien qui guérit. Pareil savoir est évidemment impossible en psychanalyse où tout sujet est unique, toute cure est singulière.

Cependant le style lacanien se distingue bien par sa volonté de conclure, d'aboutir à une issue, et donc (contrairement à ce que l'on entend ci et là) de terminer effectivement une cure. L'inconséquence n'est-elle pas au contraire du côté du temps de la remémoration - le cas de l'Homme aux loups est là pour nous le rappeler - et de l'association indéfinie ? Lacan oppose à cette durée (temps historique) sa célèbre conception du "temps logique" où apparaît comme essentielle la fonction de la hâte, née d'une "précipitation logique où la vérité trouve sa condition indépassable." Lacan ajoute : "Rien de créé qui n'apparaisse dans l'urgence, rien dans l'urgence qui n'engendre un dépassement dans la parole" (Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953). Comme l'illustre le sophisme des trois prisonniers qui jouent leur libération dans cette épreuve, la cure doit être conçue comme orientée vers une fin marquée par la nécessité d'un jugement et d'une certitude, fût-elle fragmentaire.

L'analyste, maître de vérité ?

 


Le psychanalyste est-il un "maître" ? - pour employer un terme qui sonne mal, étant paradoxal, contraire même à la fonction de l'analyste... Mais c'est le terme de Lacan : [l'analyste] reste avant tout le maître de la vérité dont ce discours est le progrès. C'est lui, avant tout, qui en ponctue, avons-nous dit, la dialectique"(Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953). Naturellement Lacan sait bien que la vérité n'a pas de maître, et par ailleurs "maître de la vérité" ne signifie pas "discours du maître" : ce serait plutôt le contraire.

Pour comprendre le sens très particulier de la maîtrise chez Lacan, il faut en préciser les deux origines : l'une explicitement référée à Hegel, l'autre implicite renvoyant à la tradition zen. En quoi l'analyste est-il comparable au maître hégélien ? Il n'existe qu'une seule réponse possible : parce qu'il enseigne. Tout Lacan est là : ses défauts et ses qualités, ses paradoxes et même son envergure historique exceptionnelle. Fonder (ou refonder) une pratique analytique implique donc une conception large de la formation, voire s'enracine en elle.

En quoi l'analyste est-il comparable maintenant au maître zen, maîtrise bien paradoxale de se fondre dans le cosmos à partir de l'identité de tous les signifiants ? La vérité n'y est plus dévoilement mais illumination dans la recherche de la voie ; voie qui n'est plus tout à fait celle de la libération (bouddhisme, zen) mais paradoxalement celle d'une aliénation assumée. Il y a une face "lumineuse" ou "esthétique", si l'on peut dire, dans l'illumination, qui associe à l'avènement du sujet - son surgissement, jamais son objectivation - l'amour du geste ou de l'acte qui jamais ne se répète. Ce n'est pas pour rien que Lacan aimait se rappeler ce vers de Paul Eluard : "L'amour est un caillou riant sous le soleil" !

dm


Réflexion sur le "discours de l'enseignant" à partir de la théorie des discours de Lacan

 

Le philosophe Alain dans sa classe


L'intuition première de cette réflexion serait d’assigner à la parole enseignante – notamment celle du professeur de philosophie, mais son cas n’est pas si spécifique - une certaine forme d’« atopie », tout en reconnaissant son inclusion dans une structure relativement contraignante qui est celle des discours. Notre hypothèse est que la parole enseignante n’appartient pas à un seul modèle de discours auquel elle serait rivée définitivement, mais qu’elle participe au contraire d'une pluralité de discours qui, pour être antinomiques n’en sont pas moins articulés structurellement, du moins si l’on se réfère à la théorie des discours de Lacan. Le caractère propre de la posture enseignante serait donc à chercher, paradoxalement, dans son inassignabilité - voire une certaine équivocité - et surtout dans sa mobilité essentielle. C'est bien cette qualité qui permettrait à l'enseignant de s'adapter à la diversité des situations, à l’hétérogénéité grandissante des publics, bref de parer aux difficultés nombreuses de sa tâche. Tout ce que nous aurons à formuler sur l’enseignement et le discours enseignant en général vaudra évidemment pour l’enseignement de la philosophie, d’autant plus que cette discipline s'est volontiers auto-érigée, depuis ses origines, en discours princeps et universel. Commençons par rappeler les grandes lignes de cette fameuse "théorie des discours" que Lacan a développée notamment dans son séminaire de l'année 1969-70, "L’envers de la psychanalyse", avant de tenter de les appliquer à la situation enseignante.

Que peut la psychanalyse pour les pratiques sociales ?

 


On peut voir les sciences humaines se donner couramment des "airs" psychanalytiques dans la mesure où, bien souvent, elles utilisent la thèse d'un "inconscient structuré comme un langage" sans toujours reconnaître leur dette à l'égard de la doctrine analytique. Hypothèse : l'"analycité" serait la condition de possibilité des sciences humaines comme le langage est la condition de l'inconscient. Par-delà les prétentions objectivistes (plus ou moins légitimes, ce n'est pas notre problème) de la sociologie et des sciences sociales en général, par-delà l'écriture ambiguë de l'Histoire "entre science et fiction", il reste à établir la dette contractée par les "pratiques sociales" à l'endroit de la psychanalyse, d'autant qu'elles sont directement confrontées à la réalité éthique et politique du sujet. Ces pratiques d'aide sociale, d'éducation, de formation, etc., se fondent toutes sur une forme de transfert mais ne peuvent ni en produire la théorie, ni évidemment se contenter d'importer la technique inventée par Freud (l'association libre et son écoute flottante) dans le cadre de la pratique analytique. Comme la cure, elles font intervenir acte et structure (de langage) mais sans viser les mêmes finalités puisqu'elles ne s'adressent pas au "même" : l'une parle exclusivement au sujet en tant que tel, alors que les autres ont affaire à l'individu socialement aliéné, soit l'assujet. Il n'empêche qu'à ce jour la seule théorie cohérente du transfert provient de la psychanalyse, d'où la dette évoquée à son égard, d'où également l'obligation qui lui est faite de produire une théorisation acceptable des pratiques relevant, bon gré mal gré, de son inspiration. 

Singularités sans subjectivité (Humeur)

 


“ L’enfant est toujours responsable, et capable de faire des choix dès la naissance. Il en résulte qu'il n'y a ni de "bonne" ni de "mauvaise" mère (inventions de psychos à la manque), pour le père c'est itou, mais c'est plus difficile à expliquer. Responsable, stricto-sensu cela veut dire trouver des réponses. Pour ne pas rester fixé à des traumatismes dont on n'est pas la cause. C’est pourquoi je maintiens que l'enfant est responsable pour autant que cela signifie qu'il a des ressources que les dits "adultes" irresponsables ne veulent pas lui reconnaître. Il y en a cependant qui ne parviennent pas à s'en sortir, hélas. “ Patrick Valas, psychanalyste (extrait d’un échange sur ma page fb il y a 10 ans)

J'aime beaucoup cette idée : se savoir responsable pour ne pas se croire coupable de traumatismes dont on n'est pas la cause. A part notre naissance, on est responsable de tout ce qu'on fait, tout ce qu'on pense, tout ce qu'on est - mais pas de ce qu'on nous a fait, c'est là l'essentiel. Il est clair qu'on n'a pas à se sentir coupable, ni même responsable, des violences sexuelles qu'on nous a fait subir, par exemple ; et le coupable devra bien en répondre, certes, mais jamais la condamnation, les excuses, ni même éventuellement les explications rationnelles d'un comportement n'auront la valeur d'une remémoration fournie (difficilement certes, à travers les méandres de l'inconscient) par le patient, remémoration d'une histoire qui se confond avec le trauma (le trauma n'est pas l'acte violent lui-même, mais son historisation douloureuse et obsédante sous le signe de la culpabilité) et que le patient a à se réapproprier, à se raconter autrement : là est sa responsabilité, parce que cette histoire, c'est bien lui en tant que sujet qui l'a écrite et personne d'autre.

Mais je crois que cette idée de "subjectivité", a fortiori de "responsabilité", notre époque devenue foncièrement complotiste (nous sommes tous manipulés de partout, nous sommes tous victimes) n'en veut plus. Par un retournement spectaculaire, l'idée même d'autonomie (même et surtout sur la base de l'inconscient) est devenue plus haïssable encore que celle de la Maîtrise.

L'analyste et l'institution

L'expérience psychanalytique ferait difficilement l'économie d'assises institutionnelles, d'abord parce - malgré certaines apparences - elle n'est pas une affaire uniquement "privée" liant deux individus, l'analysant et son analyste ; elle est constitutionnellement une expérience du trois, ou du tiers, et a sans doute pour vocation d'inspirer quelque chose comme un "lien social" nouveau. Nul ne peut nier la singularité du tiers existant entre l'analyste et l'analysant : un espace de parole qui s'appelle association libre, qui s'appelle inconscient. Si l'inconscient constitue le seul tiers pendant l'analyse, qu'en est-il en fin de partie ?

Tout le problème vient du contraste, et même de l'antinomie existant entre l'originalité indéniable de la méthode psychanalytique et l'ancienneté des méthodes de transmission et de formation, régies le plus souvent par le "discours du maître". Faut-il une institution adaptée, conforme à la nouveauté l'analyse ou bien faut-il faire avec l'institution - publique, telle qu'elle existe - vaille que vaille ? On sait que l'I.P.A., l'Association Internationale de Psychanalyse a opté pour la seconde solution : l'institution est supposée savoir quels critères appliquer à la fin d'analyse pour que l'analysant devienne à son tour analyste. Mais comment, concrètement, pourrait-elle avoir un regard quelconque sur le moment où pareil basculement se décide ? En réalité, selon cette conception, l'institution (dont le modèle reste l'Ordre des médecins !) n'est qu'un relais en direction du public qui est le véritable tiers, en l'occurrence, et le seul juge présumé. Il y va d'une nomination qui est identification fondamentale du futur analyste à un Idéal-du-Moi, rien d'autre que l'Analyste, justement, membre de la société des analystes, elle-même au service du public... et comptable devant l'Etat. ll ne faut donc pas venir se plaindre que ce dernier finisse par légiférer sur le droit d'exercer la psychanalyse en institution, et ne menace finalement par l'abolir.

L’expérience psychanalytique et le transfert

 

Extrait du film "Première séance" de Jonathan Borgel


Le transfert

Les psychanalystes témoignent volontiers de leur "expérience" car effectivement ce mot prend dans le contexte analytique un sens extrêmement précis. Avant tout il s'agit de désigner le transfert comme étant le cadre et la condition de cette expérience, mais aussi le caractère événementiel, à chaque fois répété d'une telle rencontre faisant lien amoureux. Ensuite il convient de rappeler la double détermination - langagière et réelle - d'une conjoncture humaine singulière qu’on appelle "sujet", définie par les deux instances de l'inconscient et de la jouissance. La parole en tant qu'elle défaille et trébuche, le corps en tant qu'affecté ou jouissant par l'effet de cette parole, sont les deux mannes nourrissant l'expérience psychanalytique et donc directement le transfert. Pratiquement, on peut distinguer deux sortes ou plutôt deux niveaux de transfert, étroitement solidaires d'ailleurs : le premier consiste en l'émergence de formations inconscientes à situer "entre" les deux partenaires de l'analyse, bien qu'elles proviennent tantôt de l'un (analysant) et tantôt de l'Autre (analyste) ; le second constitue la dimension imaginaire du transfert, autour des sentiments d'amour et de haine, initiés par cet être fantastique produit par le transfert et nommé par Lacan le "sujet-supposé-savoir". Avant d'évoquer successivement ces deux formes, rappelons la structure d'ensemble du transfert comme expérience de l'Autre. Le sujet dans le transfert se voue à l'Autre corps et âme ; comme on l'a dit il y va de l'inconscient et de la jouissance. Pour bien comprendre la dimension de jouissance - qui est le réel sous-jacent de tout le processus -, il faut la mesurer à l'aune de toute cette souffrance du symptôme qui a conduit le patient à consulter un psychanalyste, souffrance qui désormais prend un sens d'être utile enfin à l'Autre, de lui être adressée et parfois naturellement reprochée. L'expérience possède un fond toujours traumatisant qui est son réel irréductible. Comme le dit Lacan, "l'analyste vit l'horreur de son acte quand il se rend compte que par sa fonction de sujet-supposé-savoir non seulement il s'insère dans la vie de son patient et provoque de nombreux symptômes, mais qu'il est lui-même, symptôme".

Psychanalyse : de la Règle fondamentale à l'éthique

 


La psychanalyse a inauguré une nouvelle pratique parlée qui bouleverse les liens culturellement établis entre la parole et l'écriture. Dépassant la contradiction du conte, qui est une parole sans auteur, et du journal intime, qui est un écrit sans lecteur, l'interlocution analytique fait exister une parole se donnant à lire de la place d'un tiers où se tisse une œuvre commune d'un type absolument inédit, pas plus désireuse de "rester" comme un écrit majeur que de s'évaporer comme simples "paroles en l'air". Il est un fait que cette parole émise par l'analysant, tout en étant rigoureusement gardée de tout passage à l'écriture, s'avère aussi risquée et lourde de conséquences que si elle connaissait une immense publicité. Or cette production inédite n'est pas le résultat d'une technique sûre appropriée à une théorie non moins certaine, mais dépend de la mise en place et du respect d'une simple Règle du jeu qui épuise l'essence pratique de la psychanalyse. Il s'agit bien sûr de la "règle fondamentale" édictée par Freud qui commande à l'analysant de s'exprimer le plus librement possible sans chercher à ordonner ses dires à la logique des idées ou aux convenances habituelles ; c'est en parvenant ainsi à laisser se dérouler le flux associatif que le sujet est en droit d'attendre de l'analyste qu'il lui fasse entendre ce qu'il aura lu dans ses propres paroles, participant ainsi à l'œuvre commune du lieu d'une lettre ou d'une écriture absente, mais qui ne serait pas lecture vaine.

La pratique psychanalytique comme mise en scène. Un curieux appareillage

 


Situation, praticable, appareil

L'imprécision et la liberté du dire en psychanalyse, du fait même de la Règle fondamentale, suppose la précision et la rigueur d'un faire qui concerne autant le praticien que le patient, et ne peut donc à ce titre relever d'une simple "technique" imputable à un seul agent (qui serait en outre réputé savant). Pour désigner cette dualité originelle du couple analytique et donner une idée de son mode de fonctionnement, j’emprunterai à Jacques Nassif (Le bon mariage : l'appareil de la psychanalyse, Paris, Aubier, 1992) le terme et surtout le concept d'"appareil" qui fut déjà utilisé par Freud pour une description des instances du psychisme d'un point de vue topique. Nassif parle d'un "appareil de la psychanalyse" en conférant à ce terme la vertu de surmonter certaines oppositions telles que la technique et la théorie, ou bien l'analysant et l'analyste puisque le mot "appareil" et ses dérivés (comme "appareillage", etc.) connotent l'association de deux éléments "pareils" mais dont la reconnaissance ou l'identification doit passer par un tiers, d'ailleurs absent de l'appareillage. C'est cet appareil, ce "deux" qu'il convient de poser en premier dans l'expérience analytique, même si le statut de cet appareil psychanalytique est triple selon Nassif, ce que confirme l'analyse sémantique du mot et la dimension anthropologique de la notion d'appareil : "L'acte psychanalytique comporte, en effet, un premier registre qui est celui d'une mise en scène pour la consumation d'un bien, dépense rendue, en général, nécessaire soit par une situation belliqueuse soit pour des raisons religieuses. Son deuxième registre est celui de la suppléance, puisqu'il est constatable qu'un corps parvient à satisfaire ses besoins à travers toute une série d'éléments théoriques ou pratiques prolongeant et multipliant ses capacités d'action. Enfin, son troisième registre est celui de la supposition, puisqu'il y a toujours lieu de tenir compte du fait que le sujet attribue à un texte soit de loi soit de consignation d'un savoir, une intention dont il fait une volonté à laquelle il devra se soumettre". Ainsi se trouve évoquées successivement les trois phases de l'élaboration de cet appareil : d'abord une "situation" engageant des modalités précises relatives au lieu, au temps et à l'argent, puis la fabrication d'un "praticable" (comme on le dit au théâtre) qui révèle la nécessité d'une fiction-sans-croyance, enfin l'appareil proprement dit destiné à lire une lettre absente, et donc à fabriquer un certain savoir. La thèse de Nassif est que cet appareil existe et fonctionne dans le quotidien de la pratique analytique sans qu'on puisse y déroger, car loin de constituer une modalité technique il est inhérent au lien analytique lui-même depuis que celui-ci a été inventé par Freud.

La Clinique du sujet est une clinique de l’acte. Psychanalyse, science, psychologie

 

La folie de Kate, 1806, Johann Heinrich Füssli


Le sujet de la clinique ou le sujet de la parole

Si la définition de l'homme comme sujet relève classiquement et globalement de la philosophie, la spécification de ce dernier comme "sujet de la parole", abordable ou "traitable" comme tel par une clinique, revient sans conteste à la psychanalyse en tant que théorie orientée vers une pratique. Au carrefour de ces deux déterminations, surgit la question de la science et du rapport qu'entretient de fait ou de droit le sujet de la clinique avec le "sujet de la science".

Mais auparavant, isolons les marques anthropologiques majeures constituant le sujet de la clinique selon la psychanalyse freudienne, en tant que (re)mise à jour par Lacan. Le principe premier est qu'il n'y a pas de clinique sans parole, sans sujet parlant, mais le terme de clinique suppose aussi que l'on puisse rendre compte d'un malaise dans la culture. Pour la psychanalyse, l'homme est un fait pathologique en soi, non à cause d'une dégradation tardive de sa condition, mais en raison de sa dénaturation originelle. La maladie de l'homme tient à sa dérégulation biologique, notamment la perte de ses instincts reproducteurs, mais aussi corrélativement à l'édiction d'une loi négative par laquelle il intervient activement sur le sexuel en acceptant de renoncer à la jouissance absolue. Le simple fait de parler constitue cet interdit (ou témoigne de cet impossible). Le clivage entre hommes et femmes ne reconduit absolument pas la répartition naturelle entre mâles et femelles, puisqu'il dépend avant tout de l'accès au symbolique, au "Nom-du-Père" comme dit Lacan qui se met en place au moment de l'Œdipe et qui indique véritablement au sujet "d'où il vient" (paternité) et surtout ce qu'il n'est pas : le simple enfant naturel d'une mère. Il faut ajouter au tableau (déjà "clinique") que la transmission du Nom-du-Père et le renoncement à la jouissance s'effectuent sur fond de parricide (imaginaire ou symbolique) et donc de culpabilité, ce qui laisse l'humanité aux prises avec une névrose constitutive, un malaise dont la cause - ici interprétée comme langagière - appelle une clinique elle-même fondée sur le principe du langage. Le point essentiel, l'avancée incontestable de la psychanalyse réside dans la thèse d'une jouissance prohibée au cœur de l'humain, mais toujours en raison du langage (loi) qui cause à son tour le désir et la possibilité d'une jouissance sexuelle limitée.

Sémanalyse et narration

 


Malgré la séduisante théorie de « lalangue », pur produit de la doctrine lacanienne du signifiant et de la lettre, d'autres voies ont été ouvertes prétendant mieux situer le langage et surtout la langue dans la variété des systèmes de signifiance. On pense notamment à la « sémanalyse » de Julia Kristeva qui prend appui à la fois sur la linguistique, la sémiologie, la théorie « telquélienne » du texte et naturellement la psychanalyse, cette transdisciplinarité ne faisant que refléter la plurifonctionalité du langage lui-même. Exit le tranchant du signifiant pur et le littoral de la lettre – tous deux étant remisés comme hypostases polémiques et partielles –, l'unité de mesure devient en effet la signifiance en tant qu'elle implique essentiellement production et travail du sens. Que cela soit dans ses premières recherches rhétoriques et linguistiques ou dans ses ouvrages plus ouvertement psychanalytiques, Kristeva s'applique à cerner la dynamique du sens comme processus hétérogène, en distinguant d'abord deux grandes catégories de modalités signifiantes : le sémiotique et le symbolique, puis les types de discours qui en résultent, exclusivement (la musique par exemple n'appartient qu'au sémiotique) ou non. La condition sémiotique du langage est alors privilégiée puisque porteuse d'une négativité, d'un refoulé, qui fait retour dans la phrase articulée et que la pratique analytique est à même de découvrir. On y voit à l'œuvre la pulsionnalité, l'oralité d'un langage conduisant la subjectivité à ces états limites que ne manqueront pas d'illustrer certaines « expériences » littéraires (Artaud, Bataille, Joyce – les fameuses « grandes irrégularités de langage ») elles-mêmes qualifiées de « limites » (Sollers), tout comme l'interprétation analytique elle-même qui doit, selon Kristeva, aider à symboliser cet indicible sensoriel et le transformer en plaisir. 

L’analyste et le désir de savoir

 


Reprenons le problème (freudien) de l'idéal de la science et transformons-le, avec Lacan, dans les termes inédits d'un désir de savoir. Lacan a soutenu à une époque qu'il n'y avait pas de désir de savoir, au sens où la psychanalyse entendait le concept de désir. Or dans sa "Note italienne", il y voit au contraire la formule qui répond à la question, sans cesse relancée par lui, des relations de la psychanalyse avec la science. Il s'agit donc bien du "désir du psychanalyste". On pourrait même dire, avec J.-A. Miller ("La passe de la psychanalyse vers la science : le désir de savoir", in Quarto, 56, décembre 1994), que le désir de savoir accomplit "la passe de la psychanalyse vers la science", ce qui mérite d'amples explications.

Le savoir du mythe et le savoir du psychanalyste

 


Le "savoir" devient une catégorie remarquablement précise et opérante quand on la situe, comme le fait Lacan dans le Séminaire XVII, L'envers de la psychanalyse, dans sa relation à celle de "discours". Le savoir n'y est plus seulement ce qu'excède ou perfore la vérité mais un des termes en jeu dans la constitution du discours, tandis que la vérité définit une place fixe de la structure. Il s'agit positivement de déterminer quel type de savoir l'analyse permet, sinon de produire, en tout cas de recouvrer.

On ne confondra donc pas le discours de l'analyste et son savoir. Or le savoir analytique fonctionne comme une révélation ; c'est ce que confirme le rôle dynamique de la vérité dans la structure. De quoi est-il la révélation, à qui (re)donne-il la parole ? Au premier type de savoir désigné ici par Lacan comme étant le mythe. Défini comme "savoir qui est et auquel personne ne comprend rien" (S. XVII), le mythe sert de support à certaines sociétés qui, de ce fait, explique Lacan, échappent au discours du maître - et, doit-on ajouter, au trois autres discours puisqu'un savoir (inconscient) s'avère ici suffisant à maintenir le lien social. Ce qui advient avec le discours du maître, en tant que paradigme de tout discours manifestant l'insuffisance du savoir mythique, est la prédominance de la forme sujet puisque tout discours se rapporte à l'acte d'un sujet (même quand il le nie, comme c'est le cas du discours de la science). Le discours du maître, en particulier, instaure un sujet tendant "à ne se supporter que de ce mythe ultra-réduit, d'être identique à son propre signifiant" (ibid.). Or l'on sait que la représentation signifiante du sujet n'est jamais intégrale puisque aucun signifiant ne peut se signifier lui-même. Il est à noter que le savoir du maître, contrairement au mythe, suppose l'écriture et même, note Lacan, l'écriture sous sa forme la plus épurée et la plus contraignante qu'est l'écriture mathématique. C'est ici que la problématique de la science s'ente sur celle de la maîtrise. "C'est en quoi je vous ai indiqué la dernière fois ce qu'a de nature affine à ce discours - le discours du maître - la mathématique, où A représente lui-même, sans avoir besoin du discours mythique à lui donner ses relations. C'est par là que la mathématique représente le savoir du maître, en tant que constitué sur d'autres lois que sur le savoir mythique. Bref, le savoir du maître se constitue comme un savoir autonome du savoir mythique, et c'est ce qu'on appelle la science" (ibid.). Celle-ci se constitue donc sur le fond d'une "infraction originelle" par laquelle la science se débarrasse, pour écrire ses théorèmes et ses lois, de la loi fondamentale du signifiant. Ça ne l'empêche pas de fonctionner, au contraire, mais c'est au prix de "faire de la vérité un jeu de valeurs, en éludant radicalement toute sa puissance dynamique"(ibid.). Bien que ces remarques s'appliquent spécialement à la science galiléenne, il faut y inclure sans doute tout le champ philosophique en tant qu'il est contemporain de la mathématique.

La psychanalyse comme pratique et discours. Pour une autre épistémologie tournée vers l'éthique

Sous quelles conditions une approche épistémologique de la psychanalyse serait-elle possible, légitime, ou souhaitable ? Au sens classique du mot épistémologie, c'est-à-dire comme étude critique des sciences (Bachelard) ou théorie de la méthode scientifique (Popper), une épistémologie de la psychanalyse devrait confirmer ou au contraire infirmer la scientificité de celle-ci, notamment en critiquant (discernant, précisant) la logique des opérations qui sous-tendent son discours et sa pratique. Mais, justement, la notion de discours a depuis quelque temps relativisé le seul critère de rationalité au profit de celui de "consistance discursive". Parler d'un "discours scientifique" revient implicitement à reconnaître l'existence d'autres discours comme ayant une valeur et une spécificité propres, sans doute pas toujours également "rationnelles" ; c'est cette spécificité et cette unité de chaque discours que l'on désigne par le terme de "discursivité". On peut d'ores et déjà admettre qu'il existe un "discours analytique" répondant à une "discursivité" propre et consistante. La question se pose alors de savoir quel rapport (de compatibilité ou autre) celle-ci entretient avec la discursivité scientifique. (On entend le mot "consistance" par opposition à celui de "complétude", donc au sens de Gödel dont le "théorème de limitation" stipule l'existence d'au moins une expression indécidable au sein de tout système formel interprétable en langage arithmétique.)

La vérité du discours est sujette à caution

 


D’où vient cette croyance en la toute-puissance justificatrice du Discours ? Croyance qu’une vérité est disponible pour tout ce qui existe et pour le Monde en général, vérité dicible par les Maîtres (ceux qui prétendent la détenir ou, pire encore, l’incarner). Croyance enracinée dans le discours du Maître par conséquent, qui est aussi la première forme de discours comme l’a bien vu Lacan, dans son essence foncièrement politique, et dominatrice. Discours métaphysique fondamentalement, bien plus que philosophique, au sens où il s’inspire explicitement ou implicitement du religieux ; tandis que si la philosophie peut bien avoir des préoccupations métaphysiques, elles restent cernées par la raison.

Tout discours est imaginaire et aucun ne contient La vérité. Celui qui tient un discours en général le fait pour répondre à une question, et il suppose à juste titre que la vérité se trouve en l’Autre. Une première vérité se trouve pourtant dans la question originaire adressée à l’Autre (on ne chercherait pas une vérité si l’on n’en détenait pas au moins une partie), mais à ce stade celle-ci n’est que parole, pas encore discours. Elle se réduit à la pure énonciation d’un désir ou d’un doute comme chez Descartes, mais qui finalement prend valeur d'une certitude absolue, sous l'espèce du fameux cogito, lui-même fondement d'un discours dit "scientifique" capable d'apporter des réponses plus ou moins probantes ...mais toujours incomplètes.

Le (non-)savoir psychanalytique et la science. De Freud à Lacan

 


Paradoxalement, c’est par la médiation d’un non-savoir – irréductible au non-savoir socratique – que Freud fit le pas décisif vers l’inconscient, le savoir inconscient et son déchiffrage. Nul ne peut contester pourtant que l’idéal de Freud, maintenu quasiment intact du début à la fin de son œuvre, fut un idéal de science et même un idéal scientiste des plus classiques, comme le souligne Lacan lui-même (cf. Ecrits, p. 857). Cet idéal devait néanmoins se heurter à une impuissance de savoir due autant à la spécificité de l’objet de la psychanalyse qu’aux méthodes de celle-ci. Le scientisme de Freud a tout d’abord pour effet de distinguer l’idéal propre de la science et celui de la philosophie ou de la religion ; à cet égard la science – et tout spécialement la récente psychanalyse – se caractérise par son « éternelle jeunesse » selon Freud puisqu’elle projette dans un avenir lointain les idéaux que les conceptions du monde, philosophiques ou religieuses, prétendent incarner pour le présent. Il serait facile de montrer combien le mode de temporalité impliqué dans une telle position d’idéal se révèle en réalité incompatible avec le discours analytique ; de fait, l’expérience clinique ne tarda pas à apporter un démenti aux illusions épistémologiques.

Le Sujet de la Science et le Sujet de la Psychanalyse

 

"La Leçon d'anatomie du docteur Tulp", Rembrandt, 1632


Comme on sait, Lacan a proposé une réinterprétation globale du "cogito" cartésien, tant pour articuler ce qui fonde à partir de lui la consistance du discours scientifique que pour envisager son possible équivalent dans le champ psychanalytique. De même qu'à partir du principe d'inertie en physique s'opère le passage d'une échelle ontologique et qualitative à un système relationnel et quantitatif, l'expérience du cogito génère une nouvelle sorte de vérité fondée sur l'adéquation de l'esprit avec lui-même et donc sur le seul jugement. L'acte du penser lui-même apporte la certitude de toutes nos représentations et confère notamment aux disciplines bâties sur les raisons mathématiques leur statut de science, avant même les critères méthodologiques dont elles peuvent se targuer. Cette forme de cohérence discursive, fondée sur une critique de l'imagination et de la sensibilité, subit une torsion significative chez Lacan. En effet, la certitude du sujet n'est plus à référer à l'intuition de l'être sous la pensée, mais à leur disjonction (je pense : "donc je suis" ; je pense où je ne suis pas, etc.), ni à la rationalité de la pensée (cause formelle) mais plutôt à ce qui l'entrave, soit au contenu du doute maintenant exhumé et rehaussé en "cause matérielle" (c'est ici que la référence aristotélicienne acquiert tout son intérêt). Cela n'amène plus à définir le sujet par son attribut principal (la pensée) en fonction d'un dualisme préalable de la pensée et de l'étendue, de l'âme et du corps, etc., mais plutôt à diviser ou à refendre le sujet lui-même qui, en tant que sujet du désir, ne peut plus avoir les mêmes “vertus” épistémologiques - bien que la certitude reste sa principale vertu. Mais Lacan révèle la vérité du cogito cartésien, si l'on s'avise que le "sujet" chez Descartes, malgré qu'il en ait, n'est plus une substance nécessaire et à peine un substrat formel de relations mais déjà le signifiant in-signifiant de sa propre dérobade et de sa propre défaillance. En effet si la science repose sur le roc du cogito, elle ne peut que l'effacer de ses calculs et de ses recherches comme le dire de l'énonciation est oublié derrière le dit de l'énoncé. Il fallait simplement amener la réduction cartésienne jusqu'à son terme, qui n'est pas l'intentionnalité de la conscience selon Husserl, mais le désir du parlêtre selon Freud et Lacan.

Une science du symptôme

Établissons un parallèle entre ce que serait la maturité et le sérieux – sinon la scientificité – de la psychanalyse et ce qu’on appelle l'assomption de la castration chez le sujet ; l’on pourrait en conclure que la psychanalyse n'est pas une discipline rigoureuse tant qu'elle reste sous l'emprise de ce que Gérard Pommier appelait naguère sa « névrose infantile » (Gérard Pommier, La névrose infantile de la psychanalyse, Paris, Point hors ligne, 1989), qui est selon lui l'autre nom de la métaphysique. Si l'on peut montrer que cette névrose n'est pas une fatalité, mais un fait de structure, l'on s'assure à terme que la fiabilité de la psychanalyse provient de ce qu'elle est et à la fois n'est pas une science, en fonction de la structure même de l'inconscient. Une manière originale d'aborder et de résoudre l'épineuse problématique de l'(a)scientificité de la psychanalyse. 

Il en va en psychanalyse comme avec toute histoire d'amour, l'amour en tant qu'il fait mal, et même en tant qu'il est traumatisant. D’ailleurs qu'est-ce que l'inconscient sinon la méconnaissance du caractère traumatique du premier amour, l'amour pour le père en tant qu'il relève d'une séduction qui sauve aussi d'un mal plus grand : la jouissance maternelle ? La névrose infantile résulte de l'incapacité pour l'enfant de symboliser une perte ; il y a lieu, et en même temps impossibilité, de faire le deuil de ce père qui s'annule comme tel dans l'acte même de séduire (fantasme nécessaire et inévitable). La névrose devient éventuellement « adulte » quand, après la période dite de latence, la séduction devient effectivement possible via d'autres agents que le père. Si l'on peut donc parler d'une névrose infantile de la psychanalyse, elle portera sur cette incapacité à faire son deuil d'un père trop aimé – le fondateur, en l'occurrence – et se manifestera par des symptômes témoignant d'une aliénation, renvoyant à une dimension métaphysique de cette pensée. 

Psychanalyse et Histoire. (Sur Michel de Certeau)

 


La psychanalyse est une façon d’écrire l’histoire, ne serait-ce que par la nature de son objet : l’inconscient et le retour du refoulé. Le présent de la conscience est censé masquer ce processus tout en constituant la trace effective de son agissement. Il est banal de dire que la psychanalyse propose une conception du temps inédite, bien différente de celle qui assoit la recherche historiographique à prétention scientifique et fondée philosophiquement, c’est-à-dire rationnellement. La rationalité commande de séparer a priori le passé du présent de manière à ce que, depuis le second, l’on puisse étudier le premier. Mais la découverte freudienne engage à examiner un passé impliqué dans le présent et non posé à côté de lui. Cette différence de point de vue fut bien pesée par Michel de Certeau : « La psychanalyse traite ce rapport sur le mode de l’imbrication (l’un dans la place de l’autre), de la répétition (l’un reproduit l’autre sous une autre forme), de l’équivoque et du quiproquo (quoi est « à la place » de quoi ?). (…) L’historiographie considère ce rapport sur le mode de la successivité (l’un après l’autre), de la corrélation (proximités plus ou moins grandes), de l’effet (l’un suit l’autre) et de la disjonction (ou l’un ou l’autre, mais pas les deux à la fois) » (M. De Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Folio essais, 1987). Donc d’un côté, la simultanéité équivoque (le mort re-mord…) contre, de l’autre, la successivité univoque ; mais les deux stratégies ont en commun de donner valeur explicative au passé et de privilégier la forme discursive du récit.

La topologie de Lacan au fil du Séminaire (et comme articulation de la cure)

 


Une lecture attentive des Séminaires de Lacan fait apparaître un fil rouge que suffirait à désigner un signifiant unique, celui de "topologie". D’une part on peut montrer comment une logique spatiale est effectivement présente à travers tous les séminaires ; d’autre part on peut supposer que les différents temps de la topologie lacanienne permettent une articulation rigoureuse de la cure, et ceci en distinguant quatre phases : les entretiens préliminaires, la structure du désir, l'approche de la jouissance, enfin la sublimation du symptôme. On pourrait définir la topologie lacanienne comme une présentation intégrale du sujet dans le réel mathématique. Cependant l'en­jeu apparaît surtout comme éthique puisqu’il s’agit toujours d’imaginer (voire imaginariser) une forme de suppléance au non-rapport sexuel. C'est pourquoi la sublimation dans l’amour sera représentée par le nœud borroméen, en ce qu’il fait tenir ensemble les trois dimensions du symbolique (discours amoureux), de l’imaginaire (érotisme des corps) et du réel (de l’acte).

La topologie de Lacan est présente du début jusqu’à la fin de son enseignement. Deux structures, ou plutôt une figure et une structure émergent comme principaux fils conducteurs : d'une part la figure du tétraèdre comprenant quatre côtés, d'autre part la bande de Mœbius, qui en revanche est une pure structure, infiniment malléable mais non modélisable (comme le sujet lui-même). Prenons maintenant successivement les quatre phases de la cure et examinons les structures topologiques correspondantes. Nous rencontrerons les premiers “schémas”, optiques et autres, pour les entretiens préliminaires ; le graphe énonciatif pour le désir ; le plan projectif (topologie des surfaces) pour la jouissance ; le nœud amoureux, pour la sublimation.