Un phénomène fascinant et inquiétant, en ce début de XXIè siècle, est le rejet systématique et presque viscéral de la part des discours dominants - essentiellement le discours de la science relayé par les médias - de toute logique subjective. On ne veut plus rien savoir du Sujet, de l’Autre, et de leur relation, donc du symbolique, plus de vraie psychologie en dehors des méthodes cognitivo-comportementalistes avec leurs thérapies courtes “orthopédiques” qui reformatent les gens au prétexte de les guérir et de les soigner, alors qu’elles ne guérissent ni ne soignent. Sans parler des vieilles recettes volontaristes, flatteuses pour l’ego qui continuent de faire florès sous le nom ridicule de développement personnel… Au moins la psychanalyse ne cherche ni à renforcer ni à reformater, et encore moins elle ne prétend guérir (quand elle considère qu’il n’y a pas de “malade”) mais seulement soigner, oui, en accompagnant les sujets dans leur propre reconquête du sens. Mais essentiellement on ne jure plus que par l’organique, on ne veut plus que de la chimie et du mécanisme neuronal, quitte à faire du cerveau un maître absolu, un dieu omniscient et omnipotent, ou bien à l’inverse et encore plus paradoxalement un sujet seulement agent, une espèce de sujet au rabais qui “nous” “dit”, “nous” “veut”, “nous” “commande” ceci ou cela, le tout relaté dans la plus totale confusion conceptuelle par les porte-paroles médiatiques de la science : c’est d’un comique !
Or la déferlante de haine à l’encontre de la psychanalyse, de plus en plus observable dans les médias et sur les réseaux, révèle bien de quoi il s’agit véritablement. Haine fondée en partie sur la méconnaissance de cette théorie psychanalytique volontiers caricaturée, tronquée, ou ramenée à une poignée de “mythes” “dépassés” alors qu’elle s’appuie sur des structures anthropologiques et logiques consistantes résumées dans des “mathèmes”, lesquels ne sont pas non plus des Idées absolues ou des dogmes mais des outils permettant au psy de se repérer dans sa pratique, puisqu’en matière de vérité, seule la parole (trébuchante) du sujet fait foi en dernière analyse. Aussi, ignorance du constant renouvellement des outils conceptuels de cette discipline en fonction d’une expérience elle-même constamment chamboulée par l’évolution de la société et l’arrivée de nouvelles “pathologies” (symptômes) : se remettre en question - face au sujet et son mal-être - est la première règle éthique d’un psychanalyste, à l’image du fondateur lui-même.
Ignorance donc, mais pas seulement : le rejet du sujet et de la subjectivité est inséparable du rejet de l’Autre comme tel, de l’altérité, de la RELATION à l’autre qui fait sens, et pas n’importe comment. Rejet de toute LOGIQUE subjective, disions-nous plus haut, mais non rejet de la simple subjectivité comme état de fait (grâce à quoi, dieu merci, nos contemporains continuent de s’épancher à qui mieux-mieux dans les romans et maintenant sur les réseaux), et c’est là le noeud de l’affaire. Parce que s’il y a une logique à ce niveau-là, ce “mental” là qu’est la parole, s’il y a de la logique et même, allez savoir, de la jouissance (du jouis-sens), cela pourrait remettre en cause la sacro-sainte autorité de l’auto-proclamée psychologie scientifique (les sciences neuro-cognitives) censée s’occuper des causes et des effets. Et donc il ne s’agit pas non plus de poser l’altérité ou l’Autre comme un absolu, surtout pas, un dieu devant lequel ces imbéciles de savants refuseraient de se prosterner. Non, la psychanalyse et la philosophie (voire la théologie) juives (à la Levinas) ne jouent pas vraiment la même partition.
N’empêche, il faut affirmer les choses telles qu’elles sont et ne pas hésiter à nommer le mal : à savoir que le rejet haineux de la psychanalyse (invention, en effet, juive qui affirme le sujet de l’inconscient, l’inconscient comme discours de l’Autre) a toujours été et demeure l’un des symptômes les plus marquants de l’antisémitisme. Ce cancer de la xénophobie qui ronge la société française et bien d’autres (attendu que l’antisémitisme reste le paradigme de toute xénophobie en Occident, en tant que le juif est porteur d’une pensée non seulement “autre” mais d’une pensée résolument “étrangère”, sciemment et nommément fondée sur l’altérité - ce qui vaut naturellement pour une pensée athée comme celle de Freud et pour la psychanalyse). C’est exactement de cela qu’il s’agit encore et toujours dans la société, dans la politique, dans la science d’aujourd’hui quand le réductionnisme et l'idéologie règnent et que l’on cherche à faire taire avant tout les sujets et, accessoirement, les psychanalystes.
En bref, cette époque nous fait honte.
Seulement ceux qui se disent philosophes, aujourd’hui, ne semblent pas prendre la mesure du formidable déni que représente cette mise à l’écart de la psychanalyse. La philosophie “actuelle” (si peu “contemporaine”) renforce globalement le mouvement d’éradication du sujet : ainsi de jeunes métaphysiciens nous expliquent que la finitude doit être dépassée, qu’elle serait devenue has-been… D’un autre côté les éthiciens de tous poils et les marchands de bonheur envahissent les plateaux-télé ; autant dire que l’esprit de la psychanalyse est inaudible dans ce concert de mièvreries hédonistes. Mais le plus inquiétant reste le sort qui est fait, dans notre époque avancée, à l’idée même du “contemporain” dont nous disons que la psychanalyse est un élément clef. A ce sujet les déclarations les plus réactionnaires se succèdent, y compris de la part des “intellectuels”, semblant épouser l’inexorable et ahurissante droitisation des esprits. Tant à l’université que sur les plateaux de télévision, nombreux sont ceux qui ouvertement vomissent le “contemporain” (en art, en philosophie, en littérature…), surtout justement “à la française” : en ce qui concerne la philosophie, l’on pense notamment à ce “moment français” des années 60 particulièrement fécond où la philosophie s’est nourrie, entre autres, de littérature et de psychanalyse, avant d’être taxée (bêtement) de “pensée 68”, conspuée, livrée en pâture aux hyènes médiatiques réactionnaires. Bien sûr le freudisme et le lacanisme, pris dans le même filet, n’ont pas été épargnés ; cela à juste titre, puisque les positionnements respectifs de ces différents philosophes par rapport à la psychanalyse constituaient bien souvent l’essentiel des débats et généraient des dissensions majeures (Derrida, Deleuze, Foucault, Barthes, Althusser, ou Badiou, tous discutent explicitement ou implicitement avec la psychanalyse).
Depuis, et c’est pénible de le constater, l’inculture à l’égard de ce que nous appelons le “contemporain” (soit la prise en compte, a minima, de l’idée d’inconscient) se poursuit et se renforce parmi toute une génération de néophilosophes passés entre les mains d’universitaires incroyablement revanchards, pourchassant de leur vindicte la très fantasmée “french théorie” (pan sur Derrida !) ou le “nietzschéisme de gauche” (prends ça Deleuze !), le "wokisme" (la faute à Bourdieu !) et autres idéologies “islamo-gauchistes” (Foucault au bûcher !) voire pire, crypto-maoistes (Badiou en prison !). Quand vous êtes un étudiant en philosophie (voire un jeune professeur) “branché”, de nos jours, vous vous devez impérativement d’être “analytique”, adepte de la “philosophie de l’esprit” (à l’américaine), versé à fond dans l’épistémologie et la logique et surtout, passionné par les neurosciences ; vous pensez que l'audace stylistique et l'usage des métaphores chez certains philosophes “contemporains” ne servent qu'à masquer leur incapacité à "argumenter" et, bien évidemment, vous ne lisez QUE des publications anglophones. Inutile de préciser que, selon vous mais c'est prouvé dans “Le Livre noir…”, Freud est un menteur et Lacan l'incompréhensible un ...charlatan. Vous présenter de tout autre manière devant vos amis paraîtrait aussi inconvenant et aussi incongru que, pour un jeune lycéen français du début du XXIé siècle, avouer publiquement être de gauche ! Misère.
dm

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