L'analyste et l'institution

L'expérience psychanalytique ferait difficilement l'économie d'assises institutionnelles, d'abord parce - malgré certaines apparences - elle n'est pas une affaire uniquement "privée" liant deux individus, l'analysant et son analyste ; elle est constitutionnellement une expérience du trois, ou du tiers, et a sans doute pour vocation d'inspirer quelque chose comme un "lien social" nouveau. Nul ne peut nier la singularité du tiers existant entre l'analyste et l'analysant : un espace de parole qui s'appelle association libre, qui s'appelle inconscient. Si l'inconscient constitue le seul tiers pendant l'analyse, qu'en est-il en fin de partie ?

Tout le problème vient du contraste, et même de l'antinomie existant entre l'originalité indéniable de la méthode psychanalytique et l'ancienneté des méthodes de transmission et de formation, régies le plus souvent par le "discours du maître". Faut-il une institution adaptée, conforme à la nouveauté l'analyse ou bien faut-il faire avec l'institution - publique, telle qu'elle existe - vaille que vaille ? On sait que l'I.P.A., l'Association Internationale de Psychanalyse a opté pour la seconde solution : l'institution est supposée savoir quels critères appliquer à la fin d'analyse pour que l'analysant devienne à son tour analyste. Mais comment, concrètement, pourrait-elle avoir un regard quelconque sur le moment où pareil basculement se décide ? En réalité, selon cette conception, l'institution (dont le modèle reste l'Ordre des médecins !) n'est qu'un relais en direction du public qui est le véritable tiers, en l'occurrence, et le seul juge présumé. Il y va d'une nomination qui est identification fondamentale du futur analyste à un Idéal-du-Moi, rien d'autre que l'Analyste, justement, membre de la société des analystes, elle-même au service du public... et comptable devant l'Etat. ll ne faut donc pas venir se plaindre que ce dernier finisse par légiférer sur le droit d'exercer la psychanalyse en institution, et ne menace finalement par l'abolir.

Du point de vue de Lacan et des lacaniens, au contraire, la fin de l'analyse ne saurait promouvoir un nouvel Idéal-du-Moi ; en fait d’institution, il s’agirait plutôt de faire l’expérience d’une destitution qui est entrée dans une solitude partagée avec quelques autres. C'est le sens profond de la formule de Lacan qu'il ne faut pas oublier de citer en entier : "L'analyste ne s'autorise que de lui-même… et de quelques autres" (Proposition de la passe, 7 octobre 1967). C'est-à-dire que l'analyste ne s'autorise que de la loi qui fonde le désir - le désir de l'analyste, en l'occurrence -, et bien sûr il ne tient cette loi que de sa propre analyse de l'inconscient. Mais il y a un savoir à conquérir de cette fréquentation longue et coûteuse, et une mise en commun, une transmission - plutôt qu'une garantie - nécessaire du savoir. Un lieu s'impose donc en guise de tiers, lieu toujours tierce du désir qui ne se confond pourtant pas, ni avec le désir fondateur (l'Autre) lui-même ni avec tel ou tel maître d'école qui s'y montre à l'occasion.

Dans la nébuleuse associative lacanienne, ce qu'on appelle analyse de contrôle, travail en cartel ou témoignage de la passe désigne bien à chaque fois ce lieu qui incarne un principe de formation nouveau, conforme en tout cas à la théorie du désir. La mise en avant d'une ternarité à tous les niveaux de l'expérience analytique - singulièrement la promotion d'un "nouvel imaginaire" par rapport au spéculaire et au narcissique - concordent vers l'affirmation d'une autonomie théorique de la psychanalyse, autonomie qu'elle trouve paradoxalement dans sa pratique. Elle apparaît même comme la seule théorie pouvant se penser et se réaliser intégralement dans la pratique. Celle-ci doit s'entendre au sens large comme un étagement d'expériences et de rencontres à commencer bien sûr par l'analyse personnelle, mais aussi le contrôle, la passe et la formation.

Surtout la formation ? A ce sujet gardons-nous d’une analogie trop facile : si la pédagogie a toujours été une sorte de raison suffisante pour la philosophie (que nous prenons ici comme référence du « discours universel »), au nom d’un lien social oscillant entre la maîtrise et la démocratie (le philosophe voulant former le plus de « petits-maîtres » possibles), il ne faudrait commettre le contre-sens qui nous amènerait à dire que la formation en psychanalyse serait en quelque sorte son "idéal-de-la-pratique" et que la "reproduction" des analystes constituerait la finalité cachée et ultime de la psychanalyse (argument que colportent naturellement les mauvaises langues) ! En réalité le type de lien social promu par la psychanalyse, suspendu au principe de la ternarité, n’est pas directement induit de la formation mais bien de l’analyse elle-même.

En résumé l'institution est toujours requise - à condition qu'elle demeure strictement libérale (d'où plutôt le terme d'"Ecole") -, mais elle ne confère aucun droit, n'impose pas de règles, ne dispense aucun savoir puisqu'elle est le "lieu" où le savoir s'échange, en revanche elle peut reconnaître (sinon autoriser) que telle ou telle pratique relève effectivement de sa formation si cela lui est demandé.

dm

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