La linguistique au risque de la psychanalyse

 


De quoi parle t-on ? Langage, langue, parole

On sait que, depuis Lacan, la théorie psychanalytique a largement puisé dans le fonds conceptuel de la linguistique moderne, moins pour se donner des airs de science humaine que pour étoffer et rafraîchir ses propres conceptions. A priori ces disciplines divergent profondément dans leur manière d'envisager le phénomène du langage. En tant que science héritière du cartésianisme, la linguistique moderne définit le langage comme une fonction humaine de communication, basée sur ces systèmes sociologiquement constitués que sont les langues particulières. Généralement, la linguistique issue de Saussure privilégie les aspects formels et syntaxiques, réduisant la langue à un code idéal et limitant justement l'objet d'investigation de la linguistique à la langue, à l'exclusion de la parole. A priori, la psychanalyse s'intéresse au contraire à la parole puisque, d'une part il n'existe pas d'autre moyen pour nouer un échange – qui d'ailleurs n'est pas uniquement communicationnel – entre l'analyste et son patient et, d'autre part, les matériaux apportés par le patient comme manifestations inconscientes constituent par eux-mêmes des faits de langage, voire d'authentiques paroles : fantasmes, rêves, symptômes, lapsus... Bien sûr il faudra préciser le statut du « comme » inclus dans la célèbre formule de Lacan : « l'inconscient est structuré comme un langage ». La rencontre entre la psychanalyse (mais aussi d'autres sciences comme l'anthropologie) et la linguistique était inévitable dès lors que le terme de « structure » obligeait, par définition, à prendre le langage lui-même comme référent. En somme, si l'inconscient est comme un langage, c'est parce qu'il est structuré – et il n'y a pas d'autre structure que de langage. Mais ne feignons pas d'oublier la distinction capitale, pour le linguiste, entre la langue et le langage d'une part, entre la langue et la parole d'autre part. Les langages dont s'occupe la psychanalyse, et que nous avons cités, ne concernent pas la science linguistique stricto sensu en tant qu'elle étudie le système de la langue. Ils relèvent tous en effet du discours et non de la langue, pour reprendre la distinction de Benveniste, c'est-à-dire qu'ils incluent la dimension subjective de l'énonciation et les effets de production de sens. Seulement on aurait tort de se croire tiré d'affaire en rangeant la psychanalyse du côté de la sémantique ou de la pragmatique, comme s'il s'agissait simplement de trouver le bon niveau, le bon palier au sein de la grande maison – conviviale – des sciences du langage. C'est peut-être ainsi que l'entendent tacitement la plupart des linguistes, qui ne voient pas vraiment le rapport de la psychanalyse avec leur discipline si… disciplinée, même s'ils admettent le lien constitutif de l'inconscient avec le langage. 

“Il n'y a pas de rapport sexuel”

 


La formule lacanienne “il n’y a pas de rapport sexuel” ne prend véritablement son sens que resituée dans son contexte, dans sa version “compète”, à savoir : il n’y a pas de rapport sexuel inscriptible ou formalisable. De plus cette formule s’appuie sur une première dont elle est la conséquence logique : “La femme n’existe pas”. Pour que La femme existe, dans son universalité, il faudrait supposer qu’“au moins une femme” puisse faire exception à la fonction phallique, comme c’est le cas du côté de l’homme, avec le mythe d’“Un Père” soustrait à la castration et par-là même fondateur de l’ordre phallique. Ainsi s’explique, selon Lacan, toute modalité universelle, par l’exclusion nécessaire d’“au-moins-un”. Pour qu’un rapport soit inscriptible, maintenant, dans les termes de la logique, il doit vérifier un rapport d’attribution conjoignant deux éléments possédant tous deux un caractère universel. Or justement ce caractère est ce qui fait défaut à la femme, de sorte qu’on ne peut pas écrire, au regard de la fonction phallique, que l’homme est le phallus de la femme exactement comme la femme est le phallus de l’homme. Cela est impossible car la femme n’est “pas-toute” dans la fonction phallique, ne pouvant pas s’identifier à un signifiant tel que le “Nom-du-Père”, représentant le Phallus dans l’ordre du langage, qui par sa fonction d’exception doit rester nécessairement unique. Il ne peut exister deux exceptions à la règle, sauf à poser deux sortes d’exceptions radicalement différentes. C’est pourquoi Lacan importe de la logique intuitionniste un type d’exception ne concluant pas de la négation d’une fonction à l’existence d’un élément contraire. Ce n’est pas parce qu’il n’existe pas, en l’occurrence, de femme ne satisfaisant pas à la fonction phallique, qu’il en existe une y répondant entièrement. Ce n’est pas une contradiction simple, comme celle qui oppose le nécessaire “moins-un” paternel au possible “tout-un” masculin”, mais plutôt une indécidabilité entre l’impossible de l’exclusion à la loi phallique (caractérisant la Chose maternelle) et la contingence du “pas-tout” de la femme dans cette même fonction. L’exception féminine n’est pas fondée sur une exclusion en extension comme chez les hommes, mais plutôt sur une division interne : le “pas-tout”. On en arrive à la conclusion, concernant la jouissance, qu’“elle est vouée à ces différentes formes d’échec qui constituent la castration, pour la jouissance masculine, la division pour ce qu’il en est de la jouissance féminine" (Lacan, Le savoir du psychanalyste).

Remarques sur le Réel quantique et le Réel en psychanalyse

 


Entre physique quantique et psychanalyse, il peut être tentant de comparer deux conceptions du réel qui paraissent, à bien des égards, similaires. Le premier préjugé que fait tomber la théorie quantique est celui de la dualité nature/culture, ou plus exactement monde naturel / monde symbolique. Rien n'est plus facile de montrer que, du point de vue quantique, "il y a du savoir dans le réel" (selon la formule de Lacan) puisque par exemple un électron observé va répercuter ce fait dans son comportement, c'est-à-dire est capable d'emprunter toutes les directions possibles programmées par la fonction d'onde. Plus radicalement la physique quantique remet en question la notion même de nature et l'idée d'harmonie qui lui est attachée, comme résultat d'une simple projection anthropomorphique. Ce qui n'est pas imaginaire c'est que la nature, ou plutôt la matière semble en connaître un rayon sur ses propres lois (cela n'a rien à voir avec la rationalité et/ou la divinité immanente à la Nature dans les philosophies antiques). Par exemple, selon la physique quantique, la réalité des objets matériels est constituée par l'"effondrement" de la fonction d'onde qui se produit quand le processus quantique affecte le niveau défini par la seconde loi de la thermodynamique, donc en tant qu'il est enregistré d'une certaine manière, fût-ce par le discours scientifique lui-même. On peut supposer que l'enregistrement d'un évènement se produit toujours avec un temps de retard, et donc que la réalité, comme le disait Freud à propos du trauma, se construit dans l'après-coup de son inscription. En dehors de cela le réel n'est que pure apparition, voire supposition. Une entité existe aussi longtemps qu'elle n'enregistre pas sa non-existence ; un proton est capable de disparaître parce qu'il n'est pas observé ou parce qu'il s'est reconnu lui-même... dans son irréalité ! On retrouve là un axiome lacanien, qui est la disjonction du savoir et de l'être et qui signifie rien moins que la réfutation du “cosmos”, de "l'univers" en tant que supposé consistant. En effet, l'application de la physique quantique au plan cosmologique réduit l'univers à une "fluctuation du vide", une pure fonction de déséquilibre qui l'empêche de se "connaître" lui-même et donc de disparaître avec tout ce qu'il contient. On pourrait en conclure que l’univers est foncièrement pathologique, déséquilibré, et tout ce qui existe en lui doit s'incliner devant ce fait qu'Epicure avait déjà nommé clinamen. La seule science possible du réel sera donc une clinique reposant sur le constat d'une perte... d'équilibre.

S’autoriser de soi-même et s'autoriser de Lacan

Depuis sa fondation la psychanalyse n’a d’existence sociale qu’en s’appuyant concrètement sur un réel, un lieu nécessaire à sa transmission qu’on appelle une Ecole. Ce terme n’est pas anodin puisqu’il suppose l’existence d’un maître fondateur et une fonction de directeur remplie en général par le même. Lacan fonda et dirigea sa propre Ecole et l’on peut dire que l’“histoire” qui en découle, avec ses rebondissements et ses crises, donne toute sa dimension réelle au “sujet” de la psychanalyse. L’Ecole, fondée par un sujet, ne peut en même temps qu’être un lieu d’exclusion pour le sujet. Plus exactement nous dirons que l’Ecole et le sujet entretiennent un rapport symptômal : par exemple Lacan était le symptôme de son Ecole, l’Ecole Freudienne de Paris, comme celle-ci était à son tour le symptôme de Lacan. Mais fondamentalement ce type de rapport, symptômal, analytique lui-même, incluant ici une dimension politique reste surdéterminé par le transfert qui est une notion immédiatement clinique : c’est ce qu’il faudra montrer.

Ecritures lacaniennes de la négation

 


Contrairement à la passion, le sexe est une affaire qui concerne la logique et bien sûr il en va de même pour la jouissance. L’utilisation et en partie la subversion lacanienne de la logique mathématique n’a de sens que rapportée au problème de la jouissance, puisqu’il s’agit, par l’écriture logique, d’apporter un démenti à une conception classique qui se voudrait absolutiste en la matière. D’où l’accent mis par Lacan sur l’écriture de la négation et la petite révolution qu’il a introduite dans ces écritures. Mais pour cela il doit distinguer deux sortes de jouissances : l’une qui ne peut être absolue, la jouissance phallique, l’autre qui ne peut qu’être infinie, la jouissance féminine. Si l’on tient compte de la différence des sexes, nous nous retrouvons donc avec quatre écritures dont une représente une affirmation et trois autres différentes sortes de la négation.

Transfini et logique sexuelle

 


Le pas-tout lacanien exige de corréler logique de l'Autre et logique sexuelle. L'Autre, dans le langage de Lacan, cela ne peut être que l'Autre sexe. Dans le Séminaire Encore, Lacan commente le fameux argument de Zénon d'Elée sur Achille et la tortue, qu'il décrit comme mode d'inaccessibilité propre à la jouissance phallique en lui associant la notion d'espace compact empruntée aux mathématiques bourbachiques. "Cette fonction limite du phallus comme faille compactifiante correspond dans la topologie des espaces compacts à la propriété de Bolzano-Weierstrass, définissant un, au moins un point fixe de cet espace dont le voisinage contient une infinité de valeurs" : ainsi l'ensemble infini des espaces (eux-mêmes bornés) restant entre Achille et Briséis.

Logique lacanienne, logique du sujet

 


Si la psychanalyse s'intéresse de près à la logique, au point de la préférer à cette interdisciplinarité dont se gargarisent la plupart des sciences humaines, c'est bien sûr parce que son objet est dit "structuré comme un langage" et relève, comme tel, d'une logique du signifiant. Il ne s'agit donc pas d'accorder à la psychanalyse, grâce à la logique, un supplément de rigueur, mais bien de construire cette logique signifiante autour de son pivot, écarté partout ailleurs : le sujet. En psychanalyse, la position charnière du sujet n'est pas synonyme de maîtrise ou d'unité ; il n'est plus cet élément inamovible auquel sont rapportés des prédicats. Lacan s'appuie notamment sur la logique fregéenne des propositions pour rapporter le sujet (variable), en position d'argument, à une fonction qu'il peut ou non satisfaire : ce sera par exemple la fonction phallique. La référence à Frege est capitale mais, comme toujours chez Lacan, partielle et subversive. On ne peut pas parler d'un "logicisme" de Lacan si ce terme recouvre la croyance en une idéalité logique - ici de la fonction - déterminant l'écriture formelle, ou en une vérité entièrement dicible qui ne serait pas le produit du dire lui-même. Dans le débat qui oppose réalisme et conventionnalisme, l'option lacanienne semble plus proche du second et même le radicalise en ramenant le "logique" au "littéral" : c'est la formalisation comme telle qui intéresse Lacan, "pour qu'on s'en serve". Mais par ailleurs l'anti-psychologisme fregéen rejoint les préoccupations apparemment transcendantales de la logique du signifiant. Je dis bien "apparemment" car si Lacan n'a jamais été tenté par la phénoménologie, n'a jamais revendiqué une quelconque ontologie philosophique, c'est parce qu'il considérait que la psychanalyse devait s'inscrire - en le critiquant bien entendu - dans le sillage du discours de la science. Le partage, la différence fondamentale n'est pas chez Lacan entre ce qui est et ce qui doit être, comme pour le transcendantalisme, il est plutôt entre deux façons d'être : le réel et l'imaginaire, dont l'analyse, via le maniement du symbolique (ici prend place la logique) peut rendre compte. Dire la part du réel, c'est discerner la part de l'impossible et du contingent, ce qu'ont commencé de faire respectivement la logique et la science. Le réel humain, ce contingent sur fond d'impossible, trouant et fondant à la fois la logique signifiante, est le réel du sexe - d'où la nécessité d'une problématique du sujet qui conduise justement à sa face "objet", sa face de jouissance. Si le désir (et, en deçà, la jouissance) est le signifié unique de tous les signifiants, toute logique qui par définition repose sur la consistance du signifiant manque cette part de vérité attribuable au réel. La seule issue réside alors dans un formalisme radical qui maintienne hors de portée le réel, qui interdise toute confusion entre l'Un et l'Etre ; la seule consistance n'est plus celle de l'Etre mais celle de la Lettre, qui scelle la complicité paradoxale de l'Un et de l’Autre.

“Il n'y a de cause que de ce qui cloche”. La cause lacanienne

 


Examinons le problème de la causalité dans le cadre d'une stratégie lacanienne qui, épistémologiquement, tente de concilier l'inconciliable, soit Aristote et Descartes. Lacan se sert principalement des concepts et principes aristotéliciens relatifs à la causalité, conservant la quadrilogie mais problématisant surtout la « cause matérielle », tout en reliant cette logique à la démarche moderne et cartésienne de la philosophie du sujet, laquelle à son tour s'en trouve bouleversée. Quelques questions préliminaires. La « matière » (hylè) selon Aristote, ce quasi non-être a t-il quelque chose à voir avec le « réel » non-symbolisable que suppose la notion freudienne de « pulsion de mort » ? Que veut dire Lacan en affirmant qu'« Aristote a tout à fait loupé la question de la causalité matérielle » (Séminaire XII, Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du 8 février 1965) ? On sait que les catégories de l'être, établies par Aristote, correspondent assez fidèlement au répartitoire de la langue grecque elle-même, de sorte qu'on pourrait presque dire que l'être advient en parlant : suffit-il de remplacer l'« être » par le « sujet » pour retrouver le principe majeur de la psychanalyse, l'avènement du sujet dans la parole ? Quant à la physique d'Aristote, si elle est contredite radicalement par les principes de la scientia nova soutenant la démarche cartésienne – mécanisme quantitatif contre finalisme qualitatif – peut-être n'est-elle pas sans intérêt pour une théorie dynamique du psychisme soutenant la dialectique du désir. Cette disposition à œuvrer selon ses fins naturelles qu'Aristote désigne par l'entéléchie et qui contrevient si évidemment à l'objectivité du monde dans la conception moderne, n'est-elle pas encore lisible dans les termes proprement éthiques qui définissent la visée de la cure, soit l'avènement du sujet du désir ? Telle est, d'une façon générale, ce que produit le nouage de deux épistémologies contraires : de l'incompatibilité de la psychanalyse avec l'une ou l'autre de ces doctrines dans leur état initial, s’induit la fondation d'un discours consistant spécifique.

Il était une (mauvaise) foi : Roustang critique de Lacan

 


“Si nous avons suivi Lacan, écrivait François Roustang déjà en 1986 (Lacan, de l’équivoque à l’impasse, Paris, Les Editions de Minuit), c’est qu’il a été un prestidigitateur de génie" (p. 12) Ainsi toute la théorie de Lacan ne serait qu’une fumisterie et même - puisqu’elle a prétendu à la Vérité, une véritable tromperie. L’auteur nous explique qu’au départ, Lacan avait réussi à ouvrir sur son dehors, sur les autres disciplines savantes et sur le tout de la culture ; puis de cette phase d’ouverture nous sommes passés à une phase où la théorie analytique se serait refermée sur l’ensemble des connaissances, prétendant les dominer. Un des aspects de cette “méchanceté” de Lacan, affectant cette fois ses proches et son Ecole, tient à ce que “Lacan a voulu demeurer celui qui était supposé savoir" (p. 14). Rappelons que la “supposition du savoir” est l’autre nom du transfert opéré par l’analysant sur l’analyste à qui s’adresse sa demande, ce qui bien sûr a pour effet immédiat d’interdire toute communication d’égal ou égal. Lacan aurait donc fait perdurer ce lien propre à l’analyse entre sa personne et les membres de son Ecole, à seule fin d’assurer sa maîtrise. Si l’on admet cet argument, il n’est pas difficile de relever une contradiction absolue entre la volonté de maîtrise et ce qui devrait être le désir de l’analyste, à savoir justement ne jamais être vraiment là où l’analysant le suppose. Toute la chicane repose sur le fait que les places respectives de l’enseignant et du psychanalyste sont inconciliables, alors que Lacan aurait justement tenté de les confondre. Pire il aurait tenté de valider son savoir par sa position d’analyste, ne recevant aucune critique, n’acceptant aucun dialogue. Dans le principe, l’argument de cette critique est fondé. Malheureusement elle repose sur une interprétation pour le moins tendancieuse des faits... Tout d'abord on nous demande d’admettre que Lacan occupait intentionnellement et sans vergogne ces deux places pour un certain public. Or n’était-il pas contingent (et aussi bien inévitable) qu’une bonne partie de ce public fût en même temps analysé par Lacan ? Concernant la “tromperie” supposée, de deux choses l’une : ou bien Lacan savait ce qu’il disait (cela semble acquis) mais savait aussi, pour diverses raisons, tenir à distance son public (son style élliptique, énigmatique, son côté maître zen) ; ou bien il “bluffait” ou tout au moins se complaisait à entretenir la confusion et l’équivoque, laissant croire qu’il savait. Dans tous les cas, le seul moyen de savoir est d’y aller voir et d’étudier ce que dit Lacan. 

R.S.I. : un imaginaire consistant chez Lacan

 


De même que Lacan préconisait un retour au texte de Freud, non pour le gélifier mais pour s’en servir, il faut lire Lacan ce qui veut dire "tout" Lacan (ou plutôt "pas-tout"… mais quand même le plus possible). Or la prise en compte du “(pas-)tout-Lacan” nous oblige à préjuger du rôle absolument central pour la théorie lacanienne du ternaire Réel/Imaginaire/Symbolique. Il nous permet notamment de baliser les grandes phases de la doctrine lacanienne, à chaque phase étant mise en avant l’un des termes du ternaire. Le mieux est tout d’abord d’entendre Lacan lui-même : “Le fait (...) que j’ai commencé par l’Imaginaire, et qu’après ça, j’ai assez dû mâcher cette histoire de Symbolique avec toute cette référence, cette référence... linguistique (...). Et puis, ce fameux Réel que je finis par vous sortir sous la forme du nœud" (Lacan, Le Séminaire, Livre XXII, R.S.I., 1974). On peut isoler trois grandes dates qui correspondent à trois moments de crise dans l’itinéraire de Lacan, mais qui mettent toutes trois en jeu R.S.I, soit pour en créer la possibilité imaginaire, soit pour le nommer symboliquement et en distinguer les termes, soit pour en effectuer réellement le nouage.

R.S.I. ou le nom du Champ freudien

 


Lacan a nommé, s’il ne l’a pas inventé, le “champ freudien”. Car le nom même de Freud ne se réfère pas à une nouvelle discipline ou à une nouvelle science, mais à un “champ”, un espace, une “chose” dit aussi Lacan. Freud aurait frayé un nouvel espace d’investigation et de théorisation, rempli diversement par les psychanalystes des première et deuxième générations. Or il revient à celui qui nomma le champ pour la première fois d’avoir fondé, non seulement une théorie, mais une Ecole qualifiée de “freudienne”, bien qu’elle soit tout entière rattachée au nom de Lacan. Cette Ecole, en tant qu’Ecole, ne confond pas le “champ” avec une doctrine ou un dogme, comme le fait l’”International Psychanalytic Association”, et elle ne cherche pas non plus à définir la psychanalyse freudienne comme une science. La “psychanalyse” désigne avant tout une pratique thérapeutique et l’ensemble des théories qui peuvent se réclamer du “champ” freudien ; mais elle n’est pas le champ elle-même qui doit rester vide de tout présupposé autre que l’énonciation ou le désir ini­tial de son fondateur. Ceux qui rassemblent des énoncés freudiens en dogme interdisent ou découragent seulement l’accès au texte de Freud ; c’est à cette source vive que Lacan veut “faire retour” quitte à mal­mener les idées que l’on croyait reçues…

La Lettre lacanienne et ses enjeux

 


Comme on le sait, le “monde” psychanaly­tique s'est di­visé d’abord en deux hémi­sphères radicalement étrangers voire en­nemis : l’I.P.A. (l’Association Psychanaly­tique Internationale), c’est-à-dire le légitimisme freudien d’un côté, et les écoles lacaniennes de l’autre. La première fédère ses membres sur la base d’un ré­glement technique strict (formation didactique, durée des séances, etc.), sans imposer de “doctrine” ; les secondes s’ap­puient strictement sur la doc­trine lacanienne et n’imposent en revanche aucune règle tech­nique. Cependant parmi les laca­niens, une division historique majeure est ap­parue entre d’une part l’E.C.F (Ecole de la Cause freudienne, et mainte­nant l’A.M.P. : association mondiale de psychanalyse) et les “autres” écoles ou groupuscules se récla­mant de Lacan. La première est domi­née par les choix théo­riques initiaux de J.-A. Miller, son directeur, soit une interpré­tation initialement logi­cienne de Lacan (position qui certes a évolué dans le parcours de Miller) : la “suture” mil­lé­rienne de la théorie laca­nienne se porte en effet sur le “mathème”, c’est-à-dire une cer­taine conception de la Lettre axée sur la formalisa­tion mathéma­tique, mais aussi un rapport particulier au texte de Lacan. Parmi les autres groupes se distingue notamment l’E.L.P. (Ecole laca­nienne de psychanalyse), au moins par son ancienneté et pour ses options théoriques précisé­ment opposées à celles de Miller, soit justement une autre conception de la Lettre laca­nienne, articulée cette fois sur les nœuds borroméens. L’E.L.P. met l’accent sur le “littoral” de l’enseignement de Lacan, cette théorie ter­mi­nale des nœuds qui permet en effet une exploitation “juteuse” du ternaire R.S.I. et débouche sur le concept de consistance imaginaire (l’Un comme “unien”) ; tandis que le millérisme se condamne aux scis­sions (maintenant internes, dans l’E.C.F.) ayant fait le choix de la divi­sion signifiante et de l’Un comme “unaire”. Les “lacaniens” reprochent aux “lacano-millériens” un double ou triple refoulement de la lettre : d’abord une certaine rétention éditoriale jusque dans la publication des Séminaires de Lacan (dont le responsable est J.-A. Miller) ; une attitude laxiste dans l’établissement écrit de la parole de Lacan, laissant accroire à une éventuelle fixation de cette parole dans les ma­thèmes, et faisant de celui qui veille sur le mathème l’interprète “unique” du “vrai” Lacan ; enfin une sous-estimation du sub­strat topo­logique de la pensée-Lacan.

Lectures lacaniennes de Lacan

 


Les lectures de l’œuvre lacanienne sont plurielles, souvent partielles et partiales, du fait qu’elles se bloquent sur une période de l’enseignement de Lacan et n’en démordent plus, ou se laissent dominer par un aspect de cet enseignement, mesurant ensuite à cette aune le reste de la doctrine. En vérité il n'existe pas de lacanisme "standard" ou "orthodoxe" (sinon un "freudo-lacanisme" imaginaire), en revanche l'on pourrait préciser les caractéristiques d'une lecture, ou plutôt de lectures spécifiquement lacaniennes de Lacan. Celles-ci n’ignorent pas le caractère décisif du “retour à Freud” de Lacan, bien au contraire elles se proposent de lire Lacan comme celui-ci a lu Freud, c’est-à-dire intégralement et de façon critique. D’où la nécessité pour certains psychanalystes s’étant auto-baptisés “lacaniens” d’un “retour à Lacan”, aussi bien méthodologique que théorique. En effet il faut prendre la mesure de ce retour à Freud, chez Lacan, à l’occasion de ce commentaire exigeant et inspiré que constitue un Séminaire de plusieurs décennies, pour admettre sinon l’unité du moins l’originalité de la découverte freudienne et le statut théorique de la psychanalyse : soit le paradigme du Sujet de l’inconscient. Chez Lacan il prend une dimension triple et transcendantale, certes comme “Sujet du signifiant”, mais surtout selon les trois a priori du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire : R.S.I.. Nous soutenons que c’est le propre d’une lecture lacanienne de Lacan que de mettre ceci en évidence. A condition de l’étudier dans sa totalité et son historicité (ce n’est pas contradictoire), l’œuvre de Lacan donne bien lieu à une théorie du Sujet où chaque dimension doit être problématisée à la fois pour elle-même et dans son rapport avec les autres.

L’analyse présentée comme “dialectique” dans l’enseignement de Lacan

En fonction de l'évolution de son enseignement, on repère chez Lacan plusieurs présentations de la technique analytique en terme de dialectique : cela va du rappel de l'essence langagière et intersubjective de la cure psychanalytique d'obédience freudienne, à l'exhibition d'un objet réel issu de la présence de l'analyste dans le mouvement même du transfert, en passant par l'exposition du versant imaginaire de ce même transfert via le thème hégélien de la lutte des consciences.


Le primat du langage sur l’affect

La référence à la dialectique pour définir l'analyse est explicite dès les premiers textes de Lacan et sans cesse affirmée par lui autour des années 50. Par exemple dans "L'agressivité en psychanalyse" (1948) : "On peut dire que l'action psychanalytique se développe dans et par la communication verbale, c'est-à-dire dans une saisie dialectique du sens. Elle suppose donc un sujet qui se manifeste comme tel à l'intention d'un autre". Soulignons l'emploi du terme de "sujet" que présuppose tout acte de parole, par opposition au "moi" qui ressortit à l'imaginaire et à l'identification narcissique, liée au regard. Dans "Intervention sur le transfert" (1951), il est clairement affirmé que "la psychanalyse est une expérience dialectique, et cette notion doit prévaloir quand on pose la question de la nature du transfert". Lacan ironise, à cette époque, sur les tergiversations de ceux qui semblent oublier le principe même de la cure analytique, soit une action thérapeutique exclusivement verbale. Le transfert ne consiste jamais en une extériorisation d'affect qui ne soit médiée, articulée par le langage. Lacan se montre profondément hégélien lorsqu'il écrit p. 225 des Ecrits : "Le transfert ne ressortit à aucune propriété mystérieuse de l'affectivité, et même lorsqu'il se trahit sous un aspect d'émoi, celui-ci ne prend son sens qu'en fonction du moment dialectique où il se produit". On peut ajouter enfin cette remarque de 1955, extraite de "Variantes de la cure-type" : "C'est que l'analyse, de progresser essentiellement dans le non-savoir, se rattache, dans l'histoire de la science, à son état d'avant sa définition aristotélicienne et qui s'appelle la dialectique". On voit que Lacan n'a pas seulement à l'esprit la dialectique de Hegel mais cette forme parlée connue dès l'antiquité où la seule présence de l'Autre témoigne d'un certain écart entre le savoir et la vérité.

La belle âme et la loi du cœur : de la dialectique à l'analyse. Hegel, Freud, Lacan

 

Les brigands, Friedrich Schiller


L’analyse de la belle âme chez Hegel. Kant renversé

Rappelons la situation de ce thème dans le plan éminemment dialectique de la Phénoménologie de l’esprit. Nous sommes dans la troisième partie consacrée à la Raison (l’en soi et pour soi), plus exactement dans le chapitre VI  (section B de la 3è partie) qui relate l’apparition concrète et historique de l’Esprit en trois étapes : le monde antique de l’éthique, où le Soi singulier n’a justement pas encore de réalité historique effective, le monde moderne de la culture, où apparaît la volonté universelle, enfin la moralité ou l’esprit certain de soi-même, c’est-à-dire accédant au savoir et à la vérité de son savoir. A son tour la moralité connaît trois phases distinctes : d’abord la vision morale du monde, déduite assez schématiquement de la théorie kantienne du devoir. (Je rappelle rapidement les tenants du moralisme kantien et d’ailleurs aussi fichtéen. Ce qui est particulièrement critiquable, du point de vue dialectique hégélien, c’est le dualisme entre la liberté et la nature. Comme le dit Kojève, « Kant ne tient pas compte de l’interaction de l’Homme et de la Nature », pas plus que de l’interaction entre les motifs personnels d’agir et les motifs universels. De ce fait, la raison pratique kantienne ne conduit pas vraiment à l’action, elle débouche sur une philosophie religieuse de l’Espérance.)  Suit donc une phase d’auto-suppression du kantisme : Kant le formaliste est « renversé » ou plutôt « déplacé » quand la conscience ne place plus le devoir au-delà d’elle-même. Enfin troisièmement la conscience morale accède au devoir comme pur savoir et même comme être et effectivité. Or, l’on s’en doute, il faut encore diviser, dialectiser ce point pour pouvoir localiser avec précision la « belle âme ». En théorie, ce n’est déjà plus Kant qui va être visé et renversé dans ce passage, ce n’est plus la vision morale du monde mais plutôt la vision esthétique et religieuse des romantiques (Schiller, Novalis, etc.), certes rendue possible par le kantisme. En effet, entre Kant et Hegel, il faut placer le Romantique. Celui-ci a intégré Kant, il l’a même dépassé en ce sens qu’il désire vivre en conformité avec lui-même (sans dualisme), il devrait être athée par exemple et pourtant il n’y parvient pas : d’où la contradiction analysée maintenant par Hegel. Concernant le texte à partir de la page 168 (Ed. Aubier) qui traite de ce problème, Jean Hyppolite écrit : « Les trois grandes divisions de ce chapitre correspondent la première à la prédominance de la singularité dans cette certitude immédiate du Soi (c’est le côté de la liberté du Soi qui agit), la seconde à la prédominance de l’universalité  (c’est la belle âme qui finit par se refuser à l’action), la troisième à la réconciliation dialectique (le mal et son pardon” (p. 170 note 59).

Lacan (pas vraiment) avec Kojève

 


Si pour Hegel l'anthropologie fait partie intégrante de la dialectique phénoménologique et encyclopédique, la lecture proposée par Kojève de la Phénoménologie de l'esprit a pour conséquence d'humaniser l'ensemble du procès dialectique. En effet, pour Kojève, l'Esprit universel n'est pas autre chose que l'"Homme intégral". "Indépendamment de ce qu'en pense Hegel, écrit-il, la Phénoménologie est une anthropologie philosophique. Son thème, c'est l'homme en tant qu'humain, l'être réel dans l'histoire" . Selon Kojève, la perfection même du Système fait apparaître une ambiguïté, une contradiction non résolue où se joue l'historicité de l'homme. Il s'agit de savoir si l'expérience humaine, faite d'une succession de prises de conscience au cours desquelles l'Esprit se réalise, est vraiment productrice et créatrice - l'homme historique est alors ce qu'il devient (notion judéo-chrétienne) - ou si l'évolution historique se contente de réaliser une Idée préexistante et éternelle - l'homme devient alors ce qu'il est (notion antique, païenne) ; Kojève les oppose encore comme la morale de la "conversion" et la morale "stoïque" de la "permanence". Il est vrai que Hegel n'est pas un métaphysicien classique, chez lui l'essence n'est pas séparable de l'existence ni même de l'effectivité, et donc l'Esprit ne peut se réaliser que dans et par l'Histoire, l'Homme ne peut faire l'économie des expériences que décrit la Phénoménologie.

Trait unaire et cogito (Pourquoi Descartes s'avance masqué)

 


On sait que Lacan s'est toujours beaucoup intéressé à Descartes. Dès 1946 dans "Propos sur la causalité psychique", Lacan préconise un "retour à Descartes". Tout en rejetant "la tradition philosophique issue du cogito" (Écrits p. 93), il loue en Descartes le promoteur d'un sujet qui resterait à définir. C'est ce qu'il fait, entre autres, dans le séminaire IX "L'Identification" où non seulement il articule le cogito avec le signifiant mais aussi avec le Trait unaire. Rappelons que dès 1960, l'identification au trait unaire est reliée par Lacan à la fonction de l'Idéal-du-moi. Comment en vient-il donc à rapporter cette identification par le trait unaire à l'expérience cartésienne du cogito, via notamment le concept de "sujet supposé savoir" ? Quelle aliénation - propre à effrayer le philosophe - serait-elle à l'œuvre dans ce qui peut apparaître en effet comme une identification, voire une réduction de l'"ego" au "cogito" ? En quel sens ce cogito est-il un trait - trait unaire -, prélevé sur quel grand Autre ? Quelle conséquence en tirer pour le sujet ? Voici quelques-unes des questions. Pour tenter d'amorcer quelques réponses, on reprendra d'abord (très rapidement, en suivant Lacan dans ces premières séances du séminaire IX) la déduction du trait unaire et on introduira ensuite la référence au cogito, l'interprétation lacanienne du cogito, à partir de la question cruciale du nom et de l'énonciation. Enfin on essaiera de soutenir le caractère pertinent de cette interprétation, d’un point de vue aussi bien analytique que philosophique, quitte à la prolonger un peu, voire à l'interpréter (si cela ne paraît pas trop impertinent).

Résistance et différance, analyse et déconstruction

 


Dans son livre Résistances de la psychanalyse (Galilée, 1999), Jacques Derrida pointe la difficulté ou l'ambiguïté constitutive de l'« analyse » sous le nom de « Résistances » : résistance à la psychanalyse aussi bien que résistance de la psychanalyse. Le propos de Derrida ne porte pas tant sur la signification plus ou moins opportune du préfixe psy devant analyse, que sur le statut de l'analyse elle-même comme discours voire comme écriture, et d'abord tel qu'il se développe et se précise dans le texte freudien. On constate régulièrement, presque normalement, une résistance sociale et idéologique plus ou moins virulente à l'analyse ; cependant le concept opératoire de « résistance-à-l'analyse » recèle lui-même une forme de résistance de la psychanalyse... à elle-même, comme si une duplicité interne affectait celle-ci depuis son origine, c'est-à-dire depuis son invention. Derrida l'impute directement au désir d'interpréter qui peut s'interpréter lui-même comme volonté d'en « découdre », de délier un nœud ou de solutionner un problème. Etymologiquement, la tentation est grande de passer du verbe grec analuein (délier, dissoudre) au latin solvere (délivrer, acquitter). La violence interprétative consiste précisément à vouloir donner raison au sens, à l'interprétation elle-même, et à interpréter la résistance comme résistance à l'interprétation en tant que donneuse de solution. La résistance à l'analyse n'a de sens et donc de véritable statut théorique chez Freud qu'en tant que refus du sens, ce qui pourrait enfermer aussitôt l'analyse dans un cercle herméneutique.

L’éthique du Dire de Daniel Sibony

 


Quelle est la « chose » commune à l'éthique et à la psychanalyse ? Par delà ses « vertus » thérapeutiques, la psychanalyse est-elle fondamentalement une éthique ? On peut s'en convaincre, à maints égards, en lisant Lacan et de nombreux lacaniens. Certains termes clefs comme « événement », « passage » ou « transfert », témoignent également de cette problématique dans l'œuvre abondante de Daniel Sibony. Déjà dans Le Peuple "psy" (Balland, 1992) Sibony exprimait les critères d'une ontologie « minimale » susceptible d'orienter la psychanalyse vers l'éthique. La première approche de l'idée « psy », qui forme le noyau et le fil conducteur de ce livre (que nous citons largement ci-après), s'enroule donc sur une ontologie du « rien qui n'est pas rien » et de l'« évènement d'être ». N'oublions pas que l'idée « psy », au départ, pointe l'existence d'un savoir insu chez l'humain, et de l'insistance de celui-ci à se manquer lorsqu'il ne prend pas la mesure de ce manque, notamment en le vivant et en le transférant sur d'autres. Il s'agit de s'éveiller à ce Rien, cette case vide qui fait marcher la machine psychique, qui est responsable de ses pannes comme de ses sursauts. C'est bien cette « présence absente » qu'on a justement appelé « inconscient », et c'est bien ce « rien d'être » supplémentaire et évènementiel que la psychanalyse est censée provoquer, favoriser. « Un évènement traumatique a produit le tournage en rond, seul un autre évènement peut le faire cesser ; un évènement précieux ; d'amour, de transfert, d'interprétation assez forte, assez chargé d'émotion pour faire jouer les places possibles » (p. 18). L'évènement a toujours lieu dans un entre-deux, moment de passage à une dimension autre ; notons que Sibony maintient assez fréquemment l'opposition des deux niveaux conscient et inconscient, pour justement miser sur leur contact lors des grandes « interprétations ». Sibony fait un usage très général de ce dernier terme ; il désigne les moments, les points critiques où a lieu le don du manque, qu'il s'agisse au sens restreint des interventions de l'analyste ou au sens très large des « leçons » de la vie. « En fait, tout le monde est en psychanalyse, chez une analyste innommable, d'une ironie aigre-douce, qui s'appelle la vie, et qui vous renvoie de temps à autre, en pleine figure, des interprétations d'une telle vacherie que l'on préfère rester sourd, fermer les yeux... » (p. 18). Du coup la définition de la psychanalyse subit le même étirement, et l'on montrera facilement que l'éthique est toujours le terme, plus ou moins avoué, d'une extension conceptuelle vers la « vie », l'« histoire » ou la « pratique ». Suit alors une belle définition de l'éthique, au sens le plus « archaïque » de technique de vie : « Du coup, la psychanalyse est plus qu'une thérapeutique : un mode de recherche, un art de passer l'obstacle quand, cet obstacle, c'est nous-mêmes. Une technique presque, mais au sens fort : mouvements pulsatiles et pensées entre dire et faire, et qui se passent dans un transfert » (p. 88).

Dialectique et refoulement du Réel. Hegel et le Pas-tout

 


Assumer la métaphysique 

Il faut rappeler le sens du projet hégélien dans son ensemble pour apprécier la portée et les limites du concept de dialectique, ainsi que sa conception du Réel. Hegel entend clairement renouer avec la métaphysique, écartée de la réflexion philosophique dans l’ère post-kantienne. Rappelons que la métaphysique n’est pas spécialement une « partie » de la philosophie, fût-ce celle qui traiterait des questions les plus générales et des plus insolubles, mais, dans l’esprit de Hegel, une façon déterminée de traiter la philosophie, une manière et même la seule bonne manière de philosopher : celle qui consiste, en partant de la curiosité naturelle et du dialogue dont Platon s’était fait le chantre, à façonner et accepter le seul discours qui puisse prétendre à la vérité au-delà des opinions et des intérêts, on appelle cela du moins à l’époque moderne le discours universel, soit la philosophie elle-même. La métaphysique antique portait aux nues la seule valeur de vérité ; la moderne pose d’abord l’universalité ou la cohérence maximale d’un discours devenu texte, savoir transmissible, et dans le cas de Hegel, « Science ». Notons que la philosophie devenue Science, chez Hegel, soit véritablement le cœur de la métaphysique, est représentée par la Science de la Logique qui est aussi la quintessence de la dialectique. Universalité, vérité, et finalement rationalité sont donc les valeurs absolues de toute métaphysique, mais pour que celle-ci devienne Science, à l’âge de Hegel, une condition nouvelle est requise. Déjà Aristote contestait la méthode platonicienne consistant à poser, axiomatiquement, la nécessité d’un monde des essences pour justifier le monde de la perception, identifiant la vérité à l’essence et assignant au discours universel la fonction d’exprimer l’essence. Mais Aristote entendait aussi légitimer l’essence par l’existence et posait la nécessité de rendre compte, ici et maintenant, de l’intelligibilité du monde sensible. Hegel, lui, ferraille plutôt avec Kant – l’assassin présumé de la métaphysique, en tout cas celui qui l’a remise à sa place en la limitant à un usage non théorique. S’appuyant sur la réaction fichtéenne et romantique, Hegel réaffirme tout simplement l’exigence et l’autorité de la décision philosophique qui consiste à se donner le droit de penser vraiment, universellement, c’est-à-dire métaphysiquement. Contre qui ? Justement contre la belle âme kantienne et son formalisme consciencieux qui refuse désormais tout risque, toute sortie hors de la sphère morale de l’intériorité. Hegel en appelle à l’aventure de l’esprit, à l’action, à l’histoire, bref à la dialectique. Hegel conteste par ailleurs le postulat de la métaphysique traditionnelle selon lequel, pour parvenir à la vérité, conçue comme adéquation finale de l’Etre et de la Pensée, il faut les poser tout d’abord séparés. La théorie métaphysique (platonicienne) pose au départ la transcendance. Au contraire, en bon héritier de Spinoza, Hegel part d’une conception immanentiste de l’Absolu, de la non distinction de l’Etre et de la Pensée, de l’être à connaître et de l’être connaissant – c’est pourquoi affirme « tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel », ce qui signifie encore que « tout est vrai », du moins en théorie (et ici ce n’est pas faire preuve de scepticisme, parce que ce n’est pas convertible avec « rien n’est vrai »). Du coup si la Logique est effectivement la science de la vérité, elle doit être autant science de l’Etre que science de la Pensée. Mais l’identification de la Pensée et de l’Etre se paye inversement d’une dissociation, d’une dés-implication de la Vérité et du Savoir (en tant que discursif). Car si tout est vrai, dans l’absolu, tout n’est pas « su » d’avance et pour parvenir jusqu’au « savoir absolu », justement, qui lui est un résultat, il faut réinventer la dialectique. Surgit l’idée qu’il y a du savoir « non vrai » – sinon inconscient – et c’est bien cela qu’éprouve la conscience – une bien malheureuse conscience – dans la Phénoménologie de l’esprit.

Critique de l’infini d’inaccessibilité (Badiou vs Lacan III)

 


« C’est en une femme la jouissance de la fille muette qui soustrait cette femme au pas-tout de la castration, qui la, si je puis dire, pas-toutise » (Alain Badiou, Conditions, Seuil, 1992). Une fille est muette quand elle ne dispose pas de l’usage nécessairement fini de la langue, usage lié au phallus et à la castration, autrement dit de ce qu’elle fait exception à cet ordre phallique en s’inscrivant dans une autre jouissance infinie, au-delà du langage. La lecture que Badiou propose de ces passages où Lacan, dans Encore ou …ou pire, précise ses vues sur la jouissance féminine à partir des notions d’existence et d’infini mathématiques, tend à montrer que la conception lacanienne serait en réalité pré-cantorienne et non infinitiste, voire tout simplement non mathématicienne car plutôt rattachée aux pensées philosophiques de la finitude. 

Le temps du bonheur et le temps de la jouissance. Lacan contre Levinas

 


L’élément sur lequel s’appuie la philosophie du bonheur chez Emmanuel Levinas n’est autre que le “moi”, le moi conçu comme présence à soi ou présence chez soi. C’est ce qu’il exprime aussi par le terme d’“indépendance” : il y a bonheur en la demeure, dans le demeurer, à partir du moment où le moi est constitué par la jouissance – littéralement – du monde dont il vit. La jouissance opère une cristallisation du moi à partir de la lente prise de possession du monde. Et cependant ces deux notions, allant si bien ensemble, ne traduisent ni la vérité ni l’essence du moi qui, pour Levinas, résident plutôt dans autrui. Autrui est l’élément de la transcendance (avec le langage) qui vient bousculer l’heureuse jouissance du monde. Il est clair qu’on ne jouit pas de l’autre comme d’un objet quelconque : on le rencontre, on l’accueille dans sa demeure, certes à partir de sa propre indépendance de sujet jouissant-demeurant, mais à cause de la venue unilatérale ou “divine” d’autrui. D’ailleurs il n’y a pas de demeure sans la présence possible d’autrui, en son retrait même ou sa “discrétion” (dont le visage féminin est le premier symbole, selon Levinas).

Discours et aliénation

 


Chacun des quatre grands "discours" qui structurent le monde social génère une forme spécifique d'aliénation. Certes le discours analytique n'est pas censé produire lui-même une aliénation, il se contente de supposer l'aliénation comme étant constitutive au discours en général, à vrai dire il la suppose inéliminable dans le champ social (ce qui peut déplaire aux marxistes). Pourtant il se propose aussi de dépasser (en l'assumant partiellement) l'aliénation que l'on peut dire première, celle qui se noue socialement dans ce qu'il désigne comme son envers, le discours du maître, et où il reconnaît l’aliénation propre au capitalisme.

Althusser et la « théorie de la psychanalyse »

 


A la suite de Lacan, Louis Althusser fut l’un des premiers à prendre en considération la perspective intrinsèquement théorique de la psychanalyse, en l’annexant toutefois à la problématique générale de la science. Sa première intervention d’envergure, à cet égard, fut l’article de 1964 : « Freud et Lacan » (in Ecrits sur la psychanalyse, Le livre de poche, 1996). Déjà le titre indique la hauteur de vue de l’auteur qui n’entend pas entrer dans le détail de la théorie analytique, mais traiter au contraire de celle-ci comme théorie globale (pour cela rassemblée simplement sous ces deux noms propres). Pour Althusser il s’agit de fixer si la psychanalyse est bien une théorie « autonome », attendu que seules peuvent y prétendre les théories scientifiques, ce qui revient à se demander si la psychanalyse est vraiment une science. Car elle pourrait aussi bien se réduire à une émanation empirico-philosophique – disons déjà « idéologique » – de pratiques sociales opportunistes et non rigoureusement fondées. Citons alors ce passage : « Déclaration rigoureuse. Si la psychanalyse est bien une science, car elle est la science d’un objet propre, elle est aussi une science selon la structure de toute science : possédant une théorie et une technique (méthode), qui permettent la connaissance et la transformation de son objet dans une pratique spécifique. (…) La théorie psychanalytique peut nous donner ainsi ce qui fait de toute science, non une pure spéculation, mais une science : la définition de l’essence formelle de son objet, condition de possibilité de toute application pratique, technique, sur ses objets concrets eux-mêmes ». Il revient à Lacan, selon Althusser, d’avoir réaffirmé et justifié les prétentions scientifiques de la psychanalyse à travers la propriété d’un objet spécifique, propriété toujours menacée par les déviations et réductions en tous genres qui occultent cet objet : l’inconscient. Althusser mentionne alors l’apport décisif de la linguistique dans l’optique de cette restauration et de cette préservation de l’objet irréductible de science. 

La question du sujet et la théorie des discours

 


La question du sujet

Celui qui tient un discours le fait, de toute évidence, pour répondre à une question qu'il se pose ou pour apporter une solution à un problème. Il y a un problème lorsque croyances et certitudes défaillent devant le réel. Historiquement - car c'est l'ère historique elle-même - on peut dire que le discours est causé par un symptôme social ayant pour nom écriture, témoignant que quelque chose s'est déchiré dans la (fausse) harmonie du monde traditionnel. Cela se traduit par une question, portant non directement sur le réel ni même sur le symptôme en soi (l'écriture), mais plutôt sur l'être ou mieux encore sur l'être-un de ce qui est. Comme on sait cette question est assumée par la philosophie, mais de façon parfaitement circulaire ou auto-suffisante. C'est à la fois parce que la question n'existe que comme langage et parce que le langage est ce qui fait croire à l'être-un du réel, que la question sur l'être programme a priori la seule réponse possible : l'être et le langage, le questionné et le questionnant constituent la réponse elle-même, sous la forme élaborée mais très aporétique du discours philosophique. Autrement dit, la réponse de la philosophie à la question soulevée par le problème du réel, la réponse à la question de l'être, c'est la pérennité de la question ! Le refus de conclure caractérise la philosophie. La vérité ne saurait être proposée partiellement car elle doit être préservée et gardée comme l'enjeu absolu de la question, de la question de l'être. Naturellement il est d'autres discours, refoulant plus ou moins ou différemment le problème de la vérité au profit de la question, mais la philosophie est le discours princeps, celui qui ouvre avec son questionnement la possibilité d'autres questions et d'autres réponses.

Discours philosophique et discours psychanalytique

 


Du point de vue strictement analytique, le problème des relations entre psychanalyse et philosophie semble avoir trouvé sa solution dans la théorie lacanienne des Quatre discours. Alain Juranville a développé les conséquences de la théorie des discours quant aux statuts respectifs de la psychanalyse et de la philosophie. D'après lui ces deux disciplines sont inséparables, quoique irrémédiablement adverses, en ce sens qu'elles représentent « l'une pour l'autre le meilleur symptôme » (A. Juranville, « Psychanalyse et philosophie » in Ornicar ? n°29, Navarin, p. 87).

Juranville n'hésite pas à rappeler quelques principes d'ontologie fondamentale, car la philosophie – et à travers elle la psychanalyse – ne peut pas se passer d'une vérité ontologique. La philosophie est donc une activité de questionnement portant sur l'être, ou plus exactement sur l'être-un de l'étant. « L'étant est le monde, il est de l'ordre du signifié. L'être est de l'ordre du signifiant » (ibid. p 88). L'unité ou la consistance s'éprouvant d'abord dans l'ordre du langage et de la signifiance, on comprend que la philosophie soit contemporaine du discours en général, qu'elle inaugure tout discours et en même temps représente un discours particulier. Trois thèses sur la signifiance sont envisageables : la première (platonicienne) fait du signifiant l'expression temporelle et mondaine d'un signifié éternel, la seconde (heideggérienne) donne au signifiant le pouvoir de créer le signifié en ouvrant un monde, enfin la troisième (lacanienne) admet l'existence d'un « signifiant pur », sans signifié, grâce auquel on peut établir l'inconscient. Cette dernière option n'est cependant pas exempte d'ontologie dans la mesure où, dans tout langage, tout procès de signifiance, une vérité cherche à se dire, fût-ce négativement. Comme Lacan, Juranville tient donc pour centrale la question de la vérité et nous assure qu'à chaque fois c'est de la vérité de l'être qu'il s'agit. Puisque tel est l'objet initial de la question philosophique, ouvrant la possibilité du discours. A chaque type de réponse correspond un type de discours. 

Théorie du sujet et ontologie (Badiou vs Lacan I)

 


Qu’est-ce que le « sujet » pour Alain Badiou ? A vrai dire, le problème de ce dernier n’est pas simple, il pourrait se formuler ainsi : comment adapter à la philosophie, autant dire à l’ontologie, la théorie lacanienne du sujet ? La démarche est incontestablement originale car, d’habitude, c’est plutôt l’inverse que prétendent établir les commentaires philosophiques plus ou moins bien intentionnés à l’égard de Lacan, soit comment ce dernier parvient à adapter l’ontologie philosophique (la “métaphysique”, avec son sujet aussi bien) au sujet psychanalytique. Il s’agit pour Badiou d’établir une “loi de compossibilité » (Conditions, Paris, Seuil, 1994, p. 277) entre philosophie et psychanalyse. Mais cette loi, n’est-elle pas d’abord une loi de la philosophie, plus spécialement de l’ontologie qui s’astreint à penser le vide de l’être ? Pour preuve : “la pensée ne s’autorise que du vide qui la sépare des réalités » (p. 278). Ou encore : “Et nous serons aussi d’accord que philosophie et psychanalyse n’ont aucun sens, hors du désir qu’ait lieu quelque chose d’autre que le lieu » (id.). Seuls diffèrent les lieux où localiser le vide comme condition du penser : la philosophie l’appelle l’être en tant qu’être, la psychanalyse lui a donné le nom de sujet. Dans sa veine antiphilosophique, Lacan voit dans la première formule l’expression du Même, la confusion de la pensée et de l’être, et au contraire il n’hésite pas à souligner l’altérité, le caractère excentré du second. On peut encore dire qu’en philosophie, le vide se localise dans la contradiction discursive, tandis que la psychanalyse le voit surgir dans l’excès d’une parole. Mais ce qui intéresse Badiou, c’est le dénominateur commun, soit l’impasse (ou l’incomplétude du savoir) d’où se fraye une vérité et se formalise finalement un savoir de cette vérité : Badiou propose le terme platonicien d’Idée pour désigner cela, et voit dans la mathématique le lieu consacré de l’Idée (le “mathème” lacanien). Du coup il revient à la mathématique d’assumer que la localisation du vide se fait dans l’être : “Il n’y a pas d’autre ontologie que la mathématique effective » (p. 285) écrit-il. Il devrait préciser alors que ce qui s’ensuit ne s’autorise que d’une méta-mathématique (ce qui ne fait pas une bien grande différence avec la définition traditionnelle de la philosophie) avant de glisser vers l’éthique (ce qui est encore plus classique). En quoi l’éthique, l’éthique des vérités, concerne et remet en selle le sujet de la philosophie.

Lacan “antiphilosophe” ? (Badiou vs Lacan II)

 


Alain Badiou a toujours milité ardemment “en faveur” de la philosophie, notamment pour le maintien de son statut exceptionnel - selon lui - au croisement des quatre activités “génériques” que sont l’art, la science, la politique et l’amour, mais absolument distincte d’elles. Il faut ici clairement situer le rôle de la philosophie en fonction du problème de la vérité. En effet, c’est d’un même mouvement que Badiou en appelle à Platon (et Socrate) et balise la philosophie comme la pensée qui fait arrêt sur une vérité, contre la sophistique prétendant qu’il n’y a pas de vérité.

Concernant Lacan, on peut déployer ainsi sa thèse sur la vérité : 1° il y a une vérité ; 2° elle ne peut être dite toute, elle se définit donc comme mi-dire ; 3° elle est donc un dire, une opération mettant en cause un sujet, et non un critère en soi. Pour l'instant rien ne permet de distinguer entre la position philosophique et la position analytique, en matière de vérité. Au contraire, il semble que la thèse lacanienne soit de plain-pied avec l’ambition de Badiou qui est de redonner courage à la philosophie “contre la sophistique langagière moderne" (“Lacan et Platon : le mathème est-il une idée ?”, in Lacan avec les philosophes, Paris, Seuil, 1990, p. 142). “D’autant que ce reste par quoi la vérité signe son excès sur les ressources du dire, rien ne s’oppose à ce que nous l’appelions l’être, l’être en tant qu’être, que Lacan distingue avec constance du réel. Il y aurait un appariement du réel au désir, et de la vérité à l’être" (id.). De son côté Badiou distingue l’“être” et l’“évènement”, l’évènement “d’où s’origine toute vérité sur l’être singulier, ou être en situation" (id.).

Les destins du Sujet entre philosophie, science et psychanalyse (Milner lecteur de Lacan)

 


Jean-Claude Milner (L'Oeuvre claire, Paris, Seuil, 1995) ne voit pas dans l’œuvre de Lacan une obscure “tentation métaphysique”, bien au contraire. D’abord il s’agit de “faire constater, clairement, qu’il y a de la pensée chez Lacan. De la pensée, c’est-à-dire quelque chose dont l’existence s’impose à qui ne l’a pas pensée" (p. 8). Lacan est donc crédité d’une pensée, au moins originale et conséquente, frayant certes aux limites de la science, de la psychanalyse et de la philosophie. Le rapport de la pensée-Lacan avec les champs multiples du savoir suppose une connexion et un enchevêtrement des discours, selon ce que l’auteur appelle un “matérialisme discursif" (p. 10) ; ce n’est donc pas seulement une sempiternelle question d’“influence”, de “dépendance” ou de “retour à”. Une exigence de “clarté”, sinon d’objectivité scientifique, doit pouvoir à partir de là se formuler. Cela n’empêche pas que le problème du “sujet” n’y soit présent et décelable d’emblée, du simple fait de l’existence reconnue d’une “œuvre” lacanienne. Selon Milner, Lacan est le seul psychanalyste, après Freud, dont les travaux constituent une “œuvre” propre à s’inscrire dans la “culture”. Encore l’œuvre réside-t-elle, selon lui, dans les scripta (Les Ecrits, puis les textes ultérieurs) plutôt que dans le Séminaire : un savoir des plus clairs s’y livrerait, s’y transmettrait, à condition bien sûr de le déchiffrer. Car si la vérité parle, n’oublions pas que le savoir s’écrit. Il s’écrit sous forme de “logia”, formules et mathèmes non énigmatiques : “non pas sténogrammes de pensées établies mais hologrammes de pensées à venir" (p. 27). Les “logia” relèvent du “bien-dire”.

Lacan et le sujet de la métaphysique

Descartes est parfois présenté comme la référence philosophique principale de Lacan. Certes il est possible d’isoler un “moment” cartésien dans l’itinéraire philosophique de Lacan, situable entre les années 64 et 67. Certes Lacan propose une subversion du sujet cartésien, à la fois une refente de la rationalité scientifique par l’opposition savoir/vérité et un dépassement de l’“ego sum” par la “vérité inconsciente”. Mais la question est de savoir s’il ne prendrait pas trop appui sur le cogito, ou pire même si l’ensemble de la théorie lacanienne - sinon le champ psychanalytique - ne serait pas ainsi empreinte de métaphysique.

Au sujet du nom et au nom du sujet (Lacan et Derrida)



Rendre hommage à Lacan, ne pas cesser de le relire, c’est ce qu’on appelle “l’aimer” : “Voyez-vous, je crois que nous nous sommes beaucoup aimés, Lacan et moi" déclarait Jacques Derrida lors d’un colloque en 1990 (Lacan avec les philosophes). Ce dire — le dire — est provoquant puisqu’il revient à définir un “être-avec” Lacan sur le mode de l’échange le plus insensé qui soit : l’échange amoureux. Etant donné le caractère privé, voire privilégié, de ces prémisses, nous devrions peut-être renoncer à toute analyse objective qui établirait un quelconque “sens” (par exemple en terme d’“influence”) dans ce qui apparaît d’abord comme un transfert d’écritures. Pour Derrida, Lacan est d’abord celui qui n’a cessé de s’expliquer avec la philosophie, par conséquent celui avec qui les philosophes d’aujourd’hui doivent continuer de s’expliquer et de discuter. Cependant cet hommage ou cet amour, dont Derrida assure qu’il fut réciproque, s’appuie au passage sur un étrange rapport de filiation où chacun pourrait nommer l’autre aussi bien le “fils” que le “père”. Dans tous les cas “il y avait la mort entre nous (...) comme avec ou chez tous ceux qui s’aiment” (id.). 

Une philosophie déconstructible ?

 


Les philosophes "déconstructeurs" qui prétendent œuvrer dans les "marges" de la philosophie n’ont cessé de vouloir réduire la pensée-Lacan à "une" philosophie, quand ce n’est pas à une métaphysique, même s’ils l’ont fait en s’entourant de précautions et de circonvolutions infinies... Je propose de revenir sur l’un des grands "classiques" du genre, le livre de J.-L. Nancy et Ph. Lacoue-Labarthe paru en 1973, Le Titre de la lettre (Galilée), lequel nous présente un Lacan encore largement dominé par la figure de Heidegger. Les auteurs ont choisi de “lire” “un” texte de Lacan, à savoir “L’instance de la lettre dans l’inconscient”. Pourquoi le choix d’“un texte” ? En apparence, par souci de non-allégeance à la notion d’“œuvre”, qui dénote un trop grand rapport au système et à la clôture. Or, dès les premières pages, l’on s’aperçoit que ce n’est pas tant pour réfuter l’existence d’un “système lacanien” qu’un tel choix se fait, mais plutôt parce qu’une systématicité est aussi bien repérable dans chaque texte qu’il faut lire “en tant que foyer de concentration et ins­tance de répétition de tous les autres” (p. 17). Pourquoi “ce” texte en particulier ? Un discours sur la “lettre” adressé à des étudiants de “Lettres”, prétendant à une certaine vérité, mais destiné finalement à la formation des analystes, voilà qui permet idéalement de circonscrire une “base” ou encore une fois un système philosophico-pédagogique qui sera bien entendu attribué à Lacan.

D’un prétendu hégélianisme de Lacan



Il est notoire que Lacan fut un grand lecteur de Hegel, et ceci dès les années 1930. Aussi ne faut-il pas s’étonner si les premières critiques à l’endroit de Lacan furent pour dénoncer son “hégélianisme”, bien que ces critiques ne parurent qu’après la publication des Ecrits, soit en 1966. Or il est clair que non seulement Lacan n’emprunte que certaines thèses, ou plutôt certains thèmes à Hegel, mais il ne le fait encore qu’à travers l’enseignement hybride de Kojève, et par la médiation d’une très profonde (et non dite) complicité avec Georges Bataille. La découverte initiale de Lacan – redevable à Hegel, Kojève et Bataille – n’est autre que le "sujet du désir" dans sa pleine historicité. Reconnaître la complexité, autrement dit la triplicité de cette dette devrait nous dissuader d’affirmer trop hâtivement l’“hégélianisme” de Lacan.

Une philosophie de l’ek-sistence ? Lacan (pas vraiment) avec Heidegger

 


"Dans l’odeur de rat crevé qui effleure du linge pour peu qu’on le laisse séjourner sur le rebord d’une baignoire, ne faut-il pas repérer un signe humain essentiel ?” Lacan


Si le Heidegger qu’on lisait dans les années trente grâce à Kojève ou Koyré passait surtout pour l’anti-Bergson, celui qui en 1946 adresse à Beaufret sa Lettre sur l’humanisme est anti-sartrien. La philosophie du Dasein devient une quête de la vérité de l’être, certainement compatible, pour Lacan, avec celle du dévoilement du désir en termes freudiens. Mais l’approche par Lacan de la pensée-Heidegger s’avère éminemment complexe et pour le moins subversive. On le voit bien, à titre d’exemple, dans la traduction proposée par Lacan d’un texte de Heidegger intitulé Logos, lequel se présentait comme un commentaire du Fragment 50 d’Héraclite. On peut y lire la phrase suivante : « l’art est bien d’écouter, non moi, mais la raison, pour savoir dire en accord toute chose une. » En somme le texte dit qu’il faut laisser agir le logos, le “signifiant” selon Lacan, sans se limiter aux intentions du locuteur. La “vérité parle”, donc, selon un slogan lacanien bien connu. Mais on va voir que la traduction de Lacan s’apparente à un véritable détournement de texte. Heidegger assortissait l’“écoute” véritable du logos d’une prédilection pour la langue allemande, seule apte à nous faire redécouvrir la vérité et le sens grecs des choses. Or Lacan, par sa traduction, occulte complètement ce résidu idéologique nazi ; enfin d’autres tours, comme la coupure arbitraire d’un passage important et révélateur, montrent qu’il ne partage visiblement pas la philosophie de l’auteur qu’il traduit. En particulier, en 53, Lacan ne peut pas partager la conception catastrophiste de la science qui est celle de Heidegger. Néanmoins Lacan retrouve chez ce penseur une de ses propres qualités en tant que lecteur et commentateur de Freud, ne serait-ce que le fait de prendre au sérieux le texte dans sa littéralité et le sentiment d’y faire “retour”.

Le père Bataille

 


La présence hégélienne chez Lacan ne constitue pas une donne unique. On connait la fascination qu’exerça Alexandre Kojève sur le jeune Lacan, mais on parle moins de l’influence pourtant bien réelle, plus occulte il est vrai, de Georges Bataille sur le même Lacan. On a de bonnes raisons de penser que cette liaison fut décisive, d’autant plus que Lacan, comme s’il craignait qu’on pût en faire la découverte, n’évoque (presque) jamais le nom de Bataille. Il est clair que, de la première “période hégélienne” de Lacan, la pensée de Bataille est celle qui le rapproche le plus de la découverte freudienne en lui donnant l’occasion de la radicaliser. Cependant, et puisque aussi bien les sources font défaut, nous n’allons pas entrer dans le détail de ce que Lacan aurait pu retenir des théories de Bataille. Nous en resterons à la dimension symptômale de cette relation en tant qu’elle nous éclaire justement, non sur les origines, mais sur une certaine historicité de la pensée Lacan. Suivent quelques considérations, donc, sur la nature de l’intervention lacanienne en son temps, telle qu’elle est ressentie et répercutée aujourd’hui par certains philosophes pour qui les noms de Freud, Bataille, Lacan (ajoutons-y Foucault) ne sont pas séparables. 

Lacan (pas vraiment) avec les philosophes

 


Nombreuses sont les lectures ou les interprétations "philosophiques" de la pensée lacanienne. Cependant celles-ci ne peuvent s’effectuer qu’à partir des propres lectures philosophiques de Lacan, son dialogue acharné avec de très nombreux philosophes. En réalité les liens de Lacan avec ces derniers apparaissent doubles et peut-être triples : il faut y inclure ses rapports avec les auteurs classiques, l’intérêt (plus ou moins critique) que lui portent les auteurs contemporains, enfin la relation de ces derniers avec les premiers. C’est pourquoi nous dirons que les lectures philosophiques de Lacan et les études philosophiques sur Lacan (autant que le “lacanisme” affiché de certains philosophes) forment un système s’auto-interprétant.

L’écrivain, la mort et l’empereur

 


Thomas Dellert (all., 2023), portait de Yukio Mishima

Chez certains sujets, l’approche ou plutôt l’évitement de la castration s’effectue par une série de rituels redoutablement précis destinés à célébrer la puissance autodestructrice du désir. Exceptionnellement, il arrive que le schéma sacrificiel fantasmatique soit exécuté dans le réel. L’on pense notamment au suicide spectaculaire et longuement prémédité de l’écrivain japonais Yukio Mishima qui, dans un comble de mise en scène et de théâtralité morbide (éventrement et décapitation), réalise en 1970 l’aboutissement logique d’un long processus tendant à réduire le sujet à un objet inerte, un objet cadavre. Cette mort, sacrifice suprême dédié au grand Autre (figuré par l’empereur), se veut la réalisation du désir absolu de celui-ci, et doit pour cela revêtir un masque phallique irréprochable, c’est-à-dire que sa seule justification réside dans sa perfection et sa beauté formelle. Représentation d’une virilité idéale et parfaite, incluant un authentique passage à l’acte. Car au-delà de la simple provocation, le suicide doit être réussi ; c’est par ce paradoxe que le sujet affirme sa virilité en se vouant à la gloire du grand Autre. Les motifs symbolisant le phallus sont ici le sabre, réellement planté dans les entrailles de l’homme se faisant hara-kiri, et enfin sa tête décapitée.