Singularités sans subjectivité (Humeur)

 


“ L’enfant est toujours responsable, et capable de faire des choix dès la naissance. Il en résulte qu'il n'y a ni de "bonne" ni de "mauvaise" mère (inventions de psychos à la manque), pour le père c'est itou, mais c'est plus difficile à expliquer. Responsable, stricto-sensu cela veut dire trouver des réponses. Pour ne pas rester fixé à des traumatismes dont on n'est pas la cause. C’est pourquoi je maintiens que l'enfant est responsable pour autant que cela signifie qu'il a des ressources que les dits "adultes" irresponsables ne veulent pas lui reconnaître. Il y en a cependant qui ne parviennent pas à s'en sortir, hélas. “ Patrick Valas, psychanalyste (extrait d’un échange sur ma page fb il y a 10 ans)

J'aime beaucoup cette idée : se savoir responsable pour ne pas se croire coupable de traumatismes dont on n'est pas la cause. A part notre naissance, on est responsable de tout ce qu'on fait, tout ce qu'on pense, tout ce qu'on est - mais pas de ce qu'on nous a fait, c'est là l'essentiel. Il est clair qu'on n'a pas à se sentir coupable, ni même responsable, des violences sexuelles qu'on nous a fait subir, par exemple ; et le coupable devra bien en répondre, certes, mais jamais la condamnation, les excuses, ni même éventuellement les explications rationnelles d'un comportement n'auront la valeur d'une remémoration fournie (difficilement certes, à travers les méandres de l'inconscient) par le patient, remémoration d'une histoire qui se confond avec le trauma (le trauma n'est pas l'acte violent lui-même, mais son historisation douloureuse et obsédante sous le signe de la culpabilité) et que le patient a à se réapproprier, à se raconter autrement : là est sa responsabilité, parce que cette histoire, c'est bien lui en tant que sujet qui l'a écrite et personne d'autre.

Mais je crois que cette idée de "subjectivité", a fortiori de "responsabilité", notre époque devenue foncièrement complotiste (nous sommes tous manipulés de partout, nous sommes tous victimes) n'en veut plus. Par un retournement spectaculaire, l'idée même d'autonomie (même et surtout sur la base de l'inconscient) est devenue plus haïssable encore que celle de la Maîtrise.

La psychanalyse évite le piège de la culpabilisation de deux manières : d'abord en ne tenant jamais le discours de la morale (Surmoi), ensuite en ne confondant pas le patient avec une victime. Mais aujourd'hui, à part la psychanalyse, qui ose tenir un discours de la responsabilité, qui ne soit pas culpabilisant ? Tout ce qui pourrait laisser entendre que, par sa subjectivité, ses choix - même et surtout inconscients - l'individu serait partie prenante, a minima co-responsable (donc en capacité de trouver des réponses) des choses qui lui arrivent, tout cela révulse et indigne nos contemporains, leur paraît injuste et scandaleux - tellement l'obsession victimaire a envahi toutes les sphères de la pensée commune. Chacun part à la recherche de quelque "maltraitance" qu'il aurait pu subir durant son enfance, au travail, dans son couple, chacun revendique toutes sortes de "vulnérabilités" (c'est le terme clef) comme autant de singularités par lesquelles il entend se définir, qui comme comme asexuel, bisexuel, sapiosexuel, qui comme hypersensible, hyperactif, surdoué, et pourquoi pas tant qu'on y est, autiste... du moment que quelque trait victimaire est là pour vous définir, et pour vous éviter de vous poser la question : quelle est la part qui me revient dans les maux dont je me plains ? Quiconque refuse cette question, c'est sûr ne commencera aucune psychanalyse, continuera vainement de se plaindre, de souffrir, et d'accuser l'Autre d'être responsable de son malheur. L'auto-essentialisation est donc la nouvelle mode sur les réseaux sociaux où l'on voit de plus en plus ces signifiants fonctionner comme autant de "statuts" permanents, et revendicatifs, la singularité à tout prix, mais : sans la subjectivité ! C'est exclu, parce que subsisterait alors un zest de responsabilité, ce dont on ne veut plus, et aussi - allez savoir - une logique subjective, signifiante, derrière tout ça. Pour évoquer ma tendance à la procrastination, par exemple, je dirai "atteint de procrastination", car naturellement c'est une "maladie", donc en attendant les "progrès de la recherche scientifique" (qui finira par établir un lien entre le dysfonctionnement des amygdales et la procrastination - je dis ça complètement au hasard, j'en sais rien, tout est possible -, et de conclure que des labos (privés) ont bon espoir de trouver rapidement la pilule miracle), eh bien on se flatte de ces nouvelles singularités, on les revendique haut et fort, c'est une nouvelle forme de narcissisme... mais surtout, du foutage de gueule généralisé !

Pendant ce temps les sciences humaines et les sciences de l'interprétation en général ne jouissent plus d'aucun crédit, sont discrédités dans tous les sens du terme, et l'on s'énerve même beaucoup qu'elles puissent continuer d'exister. C'est le cas pour la psychanalyse, justement parce qu'elle refuse toutes ces étiquettes, ces pseudo-essences, ces mots de ralliement qui ne sont pas des concepts mais des concentrés d'ignorance et de confusion (le plus joli étant "pervers narcissique", qui ne veut absolument rien dire) ; la psychanalyse, ses propres catégories n'ont d'existence et de valeur que par rapport à des structures langagières, logiques, avérées comme telles - l'échange verbal étant la "réalité humaine" la plus difficilement contestable, me semble-t-il. Mais récemment sur X, un jeune diplômé en "philosophie de l'esprit" (à l'américaine) se réjouissait paradoxalement des avancées "fulgurantes" des "neurosciences" et annonçait, péremptoire, qu'on allait bientôt pouvoir "SUPPRIMER la psychologie" ! On croit rêver. Chacun est donc suspendu à ce que ces fameuses neurosciences pourront bien nous sortir de révolutionnaire (en réalité il n'en sort pas grand chose d'utile, et pour cause, du point de vue éthique de la conduite de la vie !), et ainsi nous dispenser de creuser par nous-même, c'est-à-dire en exploitant d'abord le formidable bagage littéraire, philosophique, artistique, religieux de l'humanité, mais d'abord et surtout notre propre trésor intime et personnel, notre propre histoire (à rebours de ces piteuses tentatives d'auto-essentialisation que j'épinglais plus haut) - bref autant de savoirs inépuisables. Je n'ai rien contre la science, je reconnais comme telles ses vérités... relatives et provisoires, mais justement il est d'autres dimensions du savoir qui m'importent tout autant, et qui m'apportent des vérités, comme dit Kierkegaard, "qui me concernent".

dm


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