Le mythe d’une perversion homosexuelle masculine

 


En tant que mode de réponse à l'angoisse de castration, l'homosexualité (tout comme l'hétérosexualité, d'ailleurs) n'appartient à aucune structure clinique particulière et présente une grande variété. On la rencontre aussi bien dans la psychose que dans la perversion ou la névrose, et bien sûr aussi dans la sublimation, comme quoi son caractère supposément "pathologique" n’est que leurre et préjugé. L’homosexualité, comme telle, n’appartient pas au champ des perversions ; mais bien sûr il y a des sujet pervers homosexuels, et sans doute des manifestations particulières de la perversion dans ces cas-là. Dans la mesure où elle consiste à aimer les hommes, voire la virilité pour elle-même, et non les femmes (ce qui peut paraître un truisme), il est difficile de ne pas voir dans l’homosexualité masculine un réinvestissement de l'amour paternel, même si l'image du père est généralement recouverte par celle de la mère, ce qui permet au sujet d’assumer la plupart du temps le "genre" masculin. Le lien privilégié que celui-ci entretien avec sa mère n'empêche pas le noyau amoureux père-enfant d'être déterminant. 

Entre désir innommable et jouissance indicible : le calvaire de l’hystérique

 

Soko dans le film "Augustine", de Alice Winocour, 2012


Par-delà les paroles et les silences, ou plutôt à travers eux, c’est de la jouissance qui s’échange et se redistribue avant tout dans la cure. Ce à quoi le névrosé est confronté dans ce réel n’est autre que son fantasme de jouissance absolue, projeté sur un analyste qui lui répond d’abord par la “pureté” de son désir puis par une expérience de la déréliction. La structure hystérique, davantage encore que l’obsessionnelle, illustre l’horreur du sujet pour une jouissance — la sienne ou celle de l’Autre — qui signifierait la perte du désir ; mais ce désir qui est demandé par l’hystérique, au point d’être confondu avec la demande, est lui-même refoulé ou plutôt identique au refoulement, de sorte que par ses refus l’hystérique se garde en réalité de la castration beaucoup plus qu’elle ne protège son désir. Quand on dit qu’elle hait la jouissance de l’Autre, ce n’est pas faute de la provoquer voire de se mettre à son service : mais ce qui arrive au bout du compte est toujours la même parodie, la même déception face au manque et à l’insuffisance de l’Autre, ou pour parler concrètement les manquements et les marques de suffisance de ces “petits” autres que sont ses partenaires. Contrairement au pervers, ce n’est pas la jouissance (de la mère) qui est posée au départ chez l’hystérique, mais plutôt le manque (du père). C’est pourquoi ses interrogations portent sur ce manque — qu’elle ne peut manquer de voir, car il n’y a aucun déni comme dans la perversion — et les moyens de le combler. Elle ne peut ni supporter le manque dans l’Autre ni tolérer la suffisance phallique commune qui ne répond pas à l’amour porté à ce père ; sa marge de manœuvre est alors étroite, il ne lui reste plus qu’à servir elle-même de bouchon, devenir le symptôme vivant de ce père et c’est d’ailleurs précisément de cela qu’elle jouit — du symptôme. D’où le dévouement sans fin de l’hystérique à la cause de l’Autre, et le sacrifice de son désir pour Son désir — qui est nié par là-même dans son principe. Elle acceptera momentanément les menues perversions qu’implique son statut d’objet de jouissance, statut contre lequel elle s’insurge pourtant bien vite dans la réalité, car c’est le désir de l’Autre qu’elle veut voir et non sa jouissance. Mais au niveau de la structure du fantasme, c’est cette jouissance seule qui lui renvoie une image d’elle-même non castrée. Finalement elle rejette le phallus comme inadéquat, tout en étant dans sa position le phallus, "toute" entière consacrée à la figure du Père idéal ! Engagée dans sa dialectique du tout-ou-rien, en général elle n’y “croit” pas bien longtemps ; et elle se tourne alors vers l’autre femme, comme Dora vers Madame K., et l’interroge sur sa jouissance.

Le couple pervers et son contrat

 

Michel Fourniret et Monique Olivier


On serait assez mal fondé à disjoindre la perversion de l'amour, voire de l'amour conjugal, étant donné la particulière solidité de certains couples pervers et le talent non moins remarquable que ces sujets manifestent à témoigner littérairement de l'amour. Certes il ne s'agit pas de romances, et il conviendrait de distinguer parler d'amour et discourir sur l'amour. Mais il n'est pas exclu que ce discours puisse séduire l'autre, l'embobiner, le ravir, d'autant qu'il ne se livre jamais que sous la forme contraignante du contrat.

Le contrat pervers n'exclut pas l'autre, comme on l'entend parfois, mais il réduit l'autre au rang de spectateur impuissant et par là complice. La rupture de ce type particulier de lien amoureux, la rupture de ce couple ne peut donc avoir pour cause que la rupture du contrat en question. La cause de cette rupture réside dans le scandale dévoilé, dans le fait qu'à un moment donné le secret scellant au plus profond le contrat est dénoncé par l'un des deux partenaires. Comme si la règle factice qui leur tient lieu d'entente, comme si le savoir faire partagé n'avait de consistance qu'à demeurer ésotérique, et potentiellement menaçant pour l'extérieur. Ceci dit, si l'amour pervers ne se nourrit pas franchement du désir de l'Autre, il ne réside en aucune manière dans la fusion, ou dans une symétrie que la réversibilité sado/maso, par exemple, pourrait à tort laisser croire. Pour comprendre la consistance même du couple pervers, il faut en souligner l'essentielle disparité. Pour que la perversion fonctionne, il faut toujours que l'un soit identifié comme étant le pervers pour l'autre, afin que ce dernier puisse entrer dans le jeu en tant que victime consentante, complice, et au bout du compte manipulatrice. Tout est fait pour que la manipulation se répète à la perfection et triomphe ; cela suppose une certaine "tenue", un "savoir vivre" conjugal, ne serait-ce que pour respecter et entretenir la mécanique elle-même… ; si l'autre doit finalement être réifié et utilisé comme objet de jouissance, il doit être en quelque sorte protégé dans son altérité même.

Subversive passion

 


Quoi de plus a-social et de plus marginal, en principe, que le couple passionné ? Mais voilà, si ce dernier fait mine de ne pas s'intéresser au social, le social, lui, s'intéresse à la passion où il voit à la fois une menace pour le respect de la norme et une forme basique, quoique inavouable, de la norme sociale. Qu'y a-t-il de si inavouable ou de si secret au principe de la passion, que la classique "déclaration d'amour" ne saurait même exprimer ou percer ? Ecrire à l'être aimé semble moins un aveu volontaire qu'une décharge nécessaire, comme s'il fallait moins se rapprocher de l'objet que le tenir à distance, éviter une trop complète et dangereuse proximité avec lui. Masochisme foncier de toute passion, qui consiste à jouir en subissant, en souffrant la présence a-normale de l'aimé idéal. 

Non seulement la passion constitue un dérèglement social, au moins en puissance, mais elle est décrite également comme néfaste et toxique pour les protagonistes eux-mêmes. Pour reprendre la célèbre formule de Freud, le couple passionné relève d'une sorte de "foule à deux" hypnotique et psychotique, dans son retrait tendanciellement absolu. Parallèlement, le couple passionné ne passe pas inaperçu et concerne malgré tout l'Autre social. Celui-ci le toise, avec désapprobation, jalousie ou amusement, mais dans le fond se sent regardé et comme "accusé" par le couple. C'est pour cela qu'il s'efforce de culpabiliser, le plus possible, l'exhibition de la passion. Partant, il n'aura de cesse d'exiger l'aveu d'une improbable conspiration. Comme si le secret, l'inavouable au cœur duquel se tient nécessairement le duo passionnel était intentionnellement caché à l'Autre social, comme si passion devait rimer avec trahison. 

Le fantasme du voyeur

 


En tant que mode de subjectivité perverse, le voyeurisme n'est intelligible que rapporté à la pulsion scopique ; inversement, cette pulsion comme toute pulsion en général ne se comprend qu'en référence au sujet et à ce qui le conditionne nécessairement, soit le signifiant. Le sujet pervers ne se définit pas comme victime de la pulsion, ou débordé par elle : d'abord parce que la perversion n'est pas la pulsion, ensuite parce que ni la pulsion ni la perversion ne peuvent être vues comme des "débordements".

Pour bien comprendre la fonction réelle du regard dans le voyeurisme, il faut remonter jusqu'à la distinction freudienne de la pulsion et de l'objet. L'objet n'est qu'un élément de la pulsion, et ce n'est pas ce que la pulsion capte ou atteint comme étant de nature à la satisfaire. L'objet est ce qui représente nommément le sujet dans la perversion (ainsi du regard dans le voyeurisme). L'objet véritable se constitue comme l'absence même derrière la multitude "indifférente" (Freud) des objets effectivement appréhendés. La satisfaction de la pulsion, au niveau de l'objet, est impossible : l'objet est depuis toujours perdu, disparu. Si satisfaction il y a, néanmoins, ce ne peut être qu'en fonction de ce ratage et de la remise en circuit de la pulsion qu'il opère. Du coup l'objet n'est rien d'autre que ce rien, ce vide sans cesse contourné suivant les quatre figures (de l'objet 'a') que sont, d'après Lacan, le sein, les fèces, le regard et la voix. Ces quatre objets présentifient la jouissance comme absente, comme perdue, comme interdite.

Mélancolie et mauvaise foi

 

Mélancolie par Domenico Fetti, vers 1618


On aurait tort de ne voir dans la mélancolie qu’une forme de « manque », une passivité de l’âme et une tendance chronique à la « dépression ». Ce dernier terme, en particulier, occulte le caractère passionnel et virulent d’une attitude qui consiste à s’accuser soi-même de tous les péchés, de toutes les indignités, et à se représenter comme l’être le plus immonde qui soit. Autrement dit, comme le remarque finement Serge André (L’imposture perverse, Seuil, 1993), le sujet mélancolique ne se contente pas de se « plaindre », il « porte plainte » littéralement contre ce qu’il est devenu lui-même, objet-déchet livré à la jouissance de l’Autre, et contre tous les semblants qui gouvernent le monde. Cette identification au statut d’objet et la jouissance qui s’y attache, permet de relier de façon pertinente la mélancolie avec la structure perverse, la première apparaissant comme un trait privilégié de la seconde (même si on la rencontre également dans les principales névroses et certaines psychoses).

Sexualité féminine et perversion

 

Circé offrant la coupe à Ulysse, par John William Waterhouse, 1890


Lacan affirmait que l'homme était le "sexe faible" quant à la perversion, et niait, tout comme Freud et la plupart de ses successeurs, l'existence d'une structure perverse typiquement féminine. Et cependant selon la psychanalyse la femme n'est pas sans rapport avec la perversion ; il reste à voir comment et pourquoi elle y collabore.

En supposant - ce qui reste à démontrer - que la femme soit avant tout du côté de l'amour (jusqu'à ses formes extrêmes et pathogènes, comme l'érotomanie), et l'homme plutôt porté sur la satisfaction de la pulsion sexuelle, il n'en demeure pas moins vrai - selon une remarque de Freud lui-même - que l'exaltation amoureuse emporte une reviviscence de l'activité sexuelle, réelle aussi bien que fantasmatique. Sous cet aspect, les femmes seraient capables de perversions sexuelles exactement au même titre que les hommes, mais cela ne constituerait en rien une perversion typiquement féminine.

Le mythe d'une perversion homosexuelle féminine

 

Enseigne profane : femme chevauchant un phallus, Musée de Cluny


La question de l'homosexualité féminine soulève généralement deux types de problèmes, qui se rejoignent d'ailleurs : le premier concerne le rapport apparemment asymétrique entre les formes masculines et féminines de l'homosexualité, le second est celui de l'existence d'une forme - soi-disant - typiquement féminine de "perversion", se manifestant (entre autres) par des traits spécifiques d'homosexualité. Reste à savoir dans quels cas précisément et selon quelles modalités car il est évident que l'homosexualité en général, pas plus féminine que masculine, ne saurait être rangée dans une quelconque catégorie clinique. L'hypothèse selon laquelle l'homosexualité, en général, relèverait soit d'une forme de perversion soit d'une forme de névrose, est totalement exclue. Lacan soutenait, quant à lui, que l'homosexualité ne pouvait signifier que l'amour du même, c'est-à-dire du sexe universellement masculin symbolisé par le phallus, tandis que l'amour des femmes méritait de quelque forme qu'il se présente le qualificatif d'hétérosexuel, puisque aimer une femme revient toujours à aimer l'autre sexe. De ce point de vue, écartant résolument le critère de l'inversion, il n'y aurait tout simplement pas d'homosexualité féminine, pas plus d'ailleurs que de perversion féminine. Pourtant, si l'on parvient à montrer que le fantasme de certaines femmes incluant une forme particulière de fétichisme relève de la perversion (au sens psychanalytique, c’est-à-dire structural, donc sans aucune connotation normative, morale ou médicale) il faudra bien admettre que leur identification phallique les éloigne radicalement de l'amour des femmes et donc de l'hétérosexualité. 

L’érotomanie entre psychose et perversion

 


Classiquement, l'érotomanie se définit comme un état passionnel de la femme qui semble fort éloigné de l'activisme pervers, essentiellement masculin ; nous verrons cependant qu'elle constitue une alternative à la perversion, autant qu'au déclenchement psychotique. On serait pourtant fondé à parler de "psychose passionnelle" en suivant le descriptif proposé naguère par G. de Clérambault, distinguant un Postulat et trois phases. Le Postulat, c'est que l'objet aimé a commencé : l'amour provient de lui. D'abord, la phase d'espoir se soutient de l'orgueil et de la certitude d'être aimé par un homme "de bien", que suit bientôt la phase de dépit, ou de l'orgueil blessé, tandis que la troisième est celle de la haine ou de la "vindication", plaçant l'objet en position de victime.

Le transvestisme et les femmes

 


Tout comme les transsexuels, les "vrais" travestis sont des hommes. Mais à la différence des premiers, ceux-ci ne rejettent pas leur identité sexuelle masculine puisqu'ils s'installent plutôt dans la bissexualité, et jouissent de cette division caractéristique. C'est cette distinction entre transsexualisme et transvestisme qui compte, beaucoup plus que la répartition secondaire faite habituellement entre 1° les travestis hétérosexuels, qui s'habillent en femme exclusivement dans le cadre de l'acte sexuel et sa préparation, et qui s'apparentent aux fétichistes ; 2° les travestis exhibitionnistes qui jouent sur le registre de l'extravagance et du spectacle, et atteignent leur jouissance dans l'acte du dévoilement ; 3° les travestis homosexuels, souvent prostitués (et parfois transformés pour les besoins de cette activité), qui exacerbent et parodient la dimension séductrice d'une féminité stéréotypée. Donc, contrairement au transsexuel, le travesti n'est pas directement identifié à la mère, mais à son phallus imaginaire ; récusant l'attribution phallique du père, il se fait lui-même phallus au moyen du vêtement, et porte celui-ci "comme" une femme, c'est-à-dire comme il s'imagine qu'une femme doit le porter. En tant qu'homme lui-même, il ne fait qu'hyper-représenter la représentation masculine du féminin et sa fantasmatique "sexy". Le travesti approche le féminin exclusivement par le biais de la séduction, mais surtout par la séduction des signes de la féminité eux-mêmes (que cela soit la parure ou les "formes"), puisque généralement la manœuvre ne vise pas à séduire l'autre (homo ou hétéro) mais soi-même dans le miroir… L'assortiment d'une séduction fascinée et généralisée avec la parodie excentrique du féminin constitue la manière d'être la plus courante du travesti.

Le passage à l'acte de la "jeune homosexuelle" (Freud)

 


Le cas de la "jeune homosexuelle" permet à Freud d'illustrer sa thèse, déjà affirmée en 1919, selon laquelle la perversion s'enracine dans l'histoire oedipienne du sujet. C'est l'occasion également de distinguer rigoureusement deux sortes de comportements, l'"acting-out" et le "passage à l'acte", ce dernier étant en l'occurrence analysé par Freud comme "réponse perverse" (en l'espèce une tentative de suicide). On connaît donc l'histoire de cette jeune fille de bonne famille, éprise d'un amour platonique pour une Dame plus âgée, plutôt du genre cocotte mondaine, mais que cette jeune fille idéalise au point de se comporter devant elle en amoureux transis, sur le modèle de l'amour courtois. Aucun symptôme, aucune plainte ne justifie sa présence dans le cabinet du psychanalyste, sinon une démarche du père que cette liaison exaspère, d'autant que visiblement la jeune fille provoque son père en s'exhibant sans retenue en compagnie de la Dame.

Le pervers en analyse

L'inquiétude chronique des Etats et des opinions publiques face à la progression supposée des crimes et des délits sexuels s'accompagne de doutes et d'interrogations elles-mêmes récurrentes sur une éventuelle complicité du Pouvoir avec le Mal... On sait que le ressort de la perversion tient au défi que ces sujets lancent à l'ordre du maître, qu'il soit moral ou institutionnel, un défi qui se transforme en jouissance lorsque la publicité faite autour de leurs actes suscite l'angoisse de la population. La psychanalyse doit relever ce défi si elle ne veut pas devenir complice d'une obsession actuelle pour la transparence, qui vaudrait pour confession voire comme rédemption pour les criminels sexuels. Dans ce chorus, la psychanalyse a pour vocation d'articuler clairement éthique et clinique, s'il est vrai qu'elle inverse le discours du maître.

Du contrat pervers à la perversion de l'analyse

Il est une constante dans les rapports du pervers avec l'Autre en général : c'est sa façon de tourner la loi en la transformant en contrat. Mais une espèce de contrat bien particulière, d'où le tiers est absent. Par exemple dans la maxime sadienne qui me garantit le droit de jouir de la totalité ou d'une partie du corps de l'autre, aucune mention n'est faite du désir de cet autre, comme étant précisément arrimé au désir d'un tiers, un grand Autre. Dans tout contrat pervers, ou perverti, l'instance tierce se trouve ainsi en position d’exclusion.

La situation analytique elle-même, dans laquelle un sujet pervers peut être amené à se trouver, deviendra perverse si ce dernier parvient à ses fins qui est d'abolir le désir du psychanalyste, de l'annihiler comme parole désirante silencieuse et de le réduire à un regard, dans une position de face-à-face. Transformer la situation analytique en mise en scène du fantasme. On peut poser la question de savoir si l'analyse ne se transforme pas quelques fois en une mise en scène perverse, et si le psychanalyste ne va pas jusqu'à manifester – sans doute à son corps défendant - une complicité active avec la perversion du patient. C'est le cas, à l’évidence, lorsque certains psys érigent à la place de l'instance tierce un être aussi peu crédible et aussi abstrait que l'institution psychanalytique elle-même. Inutile de dire que le pervers, contrairement au névrosé peut-être, n'est pas dupe : il s'oppose de tout son être à cet écran de fumée qu'est le discours, en rappelant que la vrai cause, c'est l'objet de jouissance qu'il incarne. Pire encore, si le psychanalyste entend faire triompher à terme l'ordre moral, s'il prétend faire rentrer le pervers dans la norme en vigueur, son échec est assuré.

D'une manière générale, quand l'analyste tente de modifier le désir de l'Autre, de le manipuler pour quelques fin que ce soit (fût-ce le guérir ou lui faire du bien), il joue un jeu pervers et devient complice de son patient. Celui-ci aura beau jeu de l'identifier à un gendarme, gardien d'une loi stérile que l'on peut s'amuser à défier. Car, spontanément, le pervers n'aborde pas l'analyste par le biais de son savoir supposé, comme dans le transfert du névrosé, mais depuis son pouvoir supposé. Il entend démontrer que son propre pouvoir est supérieur, comme pouvoir de faire jouir. Il parviendra à ses fins si l'analyste entre imprudemment dans le contrat que souhaite établir le patient ; ce contrat stipule que chacun des deux protagonistes aura à y gagner. Donc il faut se représenter le pervers comme un être défiant a priori toute loi sociale, y compris la règle analytique lorsque celle-ci se présente comme une technique à visée normative, contractuelle, car le sujet n'aura alors aucune peine pour lui substituer son propre contrat de dupe. Au moins le pervers n'est-il pas ignorant du pouvoir de l'objet, en tant que cause du désir et de la jouissance de l'Autre. C'est toute la valeur de son "éthique", si l'on peut dire !

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Le secret partagé du pervers

La jouissance perverse, dans la mesure où elle admet sans l'admettre la loi du désir comme désir de l’Autre, ne se déploie convenablement que par l'effet d'une médiation d'un tiers complice. Celui-ci est convoqué comme témoin d'une possible et avantageuse transgression de la loi. A la différence de l'obsessionnel qui complote (et jouit) dans la solitude de son fantasme, le pervers a besoin du regard de l'Autre qui n'est jamais qu'une transposition de la figure maternelle. Comment parvient-il à le compromettre, à le piéger au point d'en faire un véritable complice ? Au moyen du secret partagé : réduire le témoin au mutisme et à l'immobilité du simple fait qu'il sait quelque chose d'essentiel sur l'autre et que l'autre sait qu'il le sait, le condamner à faire comme s'il ne sait pas. Du fait que le secret porte sur la transgression de la loi, doublement inavouable, son ressort n'est plus la confiance mais la culpabilité. 

Il est possible que certains pervers tentent de piéger le psychanalyste un peu trop docile, un peu trop écoutant, vite prisonnier de son devoir de réserve et, du point de vue du pervers, complice impuissant des méfaits perpétrés. Le pervers et l'analyste partagent ainsi le savoir d'une tromperie qui fait fonds sur l'illusion de tout savoir concernant la loi : tous coupables d'ignorer l'ineptie et la fausseté de la loi paternelle ! Le pervers n'a de cesse d'exiger l'aveu même de ce désaveu, de la part de victimes transformées en complices. S'il opère au nom d'une quelconque loi du père, le psy est donc d'emblée supposé trompé et par-là même (c'est la conviction du pervers) trompé-trompeur, c'est-à-dire complice. Il faut donc désamorcer le piège et rester sourd à la supposition, à la révélation victorieuse (dont jouit le pervers) de la tromperie, en admettant que la loi a toujours déjà été trompée (mais non tromperie elle-même), pervertie (fût-ce par le père, mais non perversion comme telle), et c’est pourquoi elle doit opérer.

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La division spécifique du sujet pervers

 « …C’est le sujet reconstitué de l’aliénation au prix de n’être que l’instrument de la jouissance. » (Jacques Lacan)

Il ne suffit pas de dresser la liste des égarements polymorphes de la sexualité humaine pour parvenir au diagnostic de « perversion ». La psychanalyse freudienne, puis lacanienne, insiste sur le fait que la perversion est une position subjective au même titre que la névrose ou la psychose. Énumérons les quatre découvertes freudiennes à ce « sujet » : 1° distinction de la pulsion, de l’objet pulsionnel, et de la perversion (1905, 1915) ; 2° prépondérance du fantasme dans la perversion, en tant que nouage du sujet et d’un point de jouissance (1919) ; 3° la perversion n’est pas une question, mais une réponse, à la différence de la névrose et notamment de l’hystérie : autrement dit, la perversion n’est pas un symptôme (1920) ; 4° la fin de l’œuvre freudienne isole un mécanisme psychique inconscient où le sujet dit non à la castration, la verleugnung, terme traduit par « déni » ou « désaveu » : le sujet pervers est divisé de façon spécifique (1927).

Si la catégorie de « sujet » se déduit de l’œuvre freudienne, elle n’y est pas formée : elle apparaît chez Lacan comme sujétion au signifiant, et c’est cette sujétion que refuse le pervers, en même temps que la castration de l’Autre. Lacan montre comment le sujet pervers se « reconstitue de l’aliénation » en ne se référant qu’à un signifiant-maître (S1), auquel il s’identifie, et en se figeant dans la rigidité de l’objet, son « être », qu’il voue à la jouissance de l’Autre. Le fétiche sera construit à partir de cette coalescence du S1 et de l’objet. Des deux opérations d’où surgit le sujet chez Lacan, l’aliénation et la séparation, le pervers se pare et même se remparde de la seconde. Contrairement au névrosé, il choisit l’être plutôt que la pensée, ce qui ne l’empêche pas d’être un sujet, même si c’est un sujet pétrifié. La division, c’est chez l’Autre, qu’il prétend la causer, afin de pouvoir restaurer la plénitude perdue et se faire l’instrument d’une jouissance auquel il s’identifie lui-même. Il prétend être un serviteur, dans ce sens-là effectivement “sujet”, de la jouissance.

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Harcèlement et perversion

 


Le harcèlement est une agression. Malgré un certain contexte favorable que j'ai évoqué dans un billet précédent ("Harcèlement, le mal du siècle ?"), le harcèlement reste un acte, une agression, qui engage à chaque fois des sujets, des individus (sinon, parler finalement d'éthique n'aurait aucun sens). Le harcèlement est une agression (ou mieux une persécution) qui implique au moins d’un côté une victime, et au moins de l’autre côté un agresseur. Je me place sous l’autorité d’Aristote qui rappelle ceci à propos de l’injustice : « il n’y a pas d’injustice s’il n’y a personne pour nous la faire subir ». Notons que cet agresseur peut être un groupe, même si en réalité il y a toujours un "meneur" (voir plus bas). Bref, il s'agit de caractériser une pratique, un comportement qui, du point de vue de l'agresseur, mais aussi de la victime, relève d'une conformation psychique (évitons le terme de pathologie, réservé aux médecins) : pour le premier, je tiens que le concept de « perversion » est pertinent et éclairant.

Harcèlement, le mal du siècle ?

 


Je commencerai par évoquer une sorte de climat, de contexte global. C'est un fait que notre société contemporaine a vu naître des maux, des maladies, des violences, qui n'existaient pas auparavant… Je fais l'hypothèse que le harcèlement non seulement en fait partie, mais qu’il en résume l’esprit.

L'un de ces maux est la dépression, incontestablement : autrefois on parlait de bile noire… Mais la dépression, mal du siècle, témoigne quand même d'une déperdition de sens (une perte du goût de vivre et du sens de la vie) qui semble propre à notre époque. On peut l’analyser comme le contre-coup de l’individualisme, l’homme moderne mis en avant et mis en valeur en tant qu’individu, se retrouverait particulièrement exposé. Pas facile d'assumer cette solitude qui peut devenir vertigineuse et désespérante, pour peu que la vie nous joue quelque vilain tour. Quelques soient les recherches étiologiques, médicales et scientifiques, psychosociales ou neurologiques, demeure une dimension strictement existentielle dans la dépression qui devait fort peu perturber - en tout cas pas sous cette forme individualisée - l'homme antique ou l’homme médiéval.

Face au harcèlement, une éthique de la parole

 


Le harcèlement est une agression verbale. Il vaut de le rappeler, la plupart du temps, le harcèlement est un phénomène qui relève du langage, de la parole, d'un usage particulièrement vicieux et pervers de la parole. Comme la moquerie, la médisance ou plus gravement la diffamation, et bien sûr l’insulte. Cela peut passer aussi par l'écrit, la lettre anonyme, et bien sûr aujourd'hui la messagerie instantanée, le SMS.

Si le plus souvent le harcèlement est d’ordre verbal, très rarement physique, cela n’enlève rien à son extrême gravité car il s'agit de considérer que la parole justement est pleinement un acte. Certaines paroles sont des agressions. C'est pourquoi, de mon point de vue qui n'est pas celui d'un spécialiste, d'un médecin ou d'un juriste, ni même d'un pédagogue, je chercherai maintenant à définir les conditions communicationnelles et langagières d’une prévention, voire d’une riposte, contre le harcèlement, dans le cadre de ce que j'appelle « une éthique de la parole ».

Les différents types de névroses

 

La famille Freud...


La névrose obsessionnelle

La névrose obsessionnelle, la plus redoutable, situe le symp­tôme en lieu et place du Père symbolique. Confondre la Loi, donc, avec les tortures et les contorsions morales dont il s’agit dans l’obsession paraît en effet particulièrement grave. Comme en toute névrose, la loi se présente sous forme d’un impératif, et plus exactement comme obligation. L’obsessionnel est quelqu’un qui passe son temps à s’obliger à respecter tel ou tel rituel quotidien, à exécuter telle ou telle besogne particulièrement fastidieuse, à réaliser des exploits invraisemblables dont il est le seul à savoir les mérites... etc. La Loi est donc interprétée comme ce gendarme, comme ce père sévère (sur-moi) qui surveille en permanence imaginairement le névrosé.

L’on peut donc supposer que l’obsessionnel a quelque chose à se repro­cher inconsciemment, et que ce comportement étrange résulte d’un profond sentiment de culpabilité qu’il tente, par son symptôme (ces con­traintes, ces compulsions), de conjurer (il y a aussi tout un aspect superstitieux dans l’obsession). Culpabilité que nous avons appris à situer au niveau de l’Œdipe, naturellement. Quant aux rapports qu’entretient l’obsessionnel avec le père imagi­naire (survalorisé), ils sont marqués en général par une terrible crainte de décevoir, qui explique du reste cet arsenal de con­traintes. Ce qui arrête ce névrosé face à son désir, c’est l’image du père trop présente, qui lui a en quelque sorte depuis toujours volé son désir. La seule chose qu’attend l’obsessionnel pour « enfin vivre », c’est la mort du père. D’où cette véritable obsession de la mort, vécue par l’obsessionnel sous un mode encore des plus culpabilisant. (cf. « L’homme aux rats », Freud) 

Les structures existentiales, IV : la Sublimation

 

Fra Angelico – Annonciation – Musée San Marco, Florence


Outre la psychose, la perversion et la névrose, il existe une quatrième identification imaginaire qui n’est autre que la sublimation ; et c’est aussi une façon de surmonter toutes les autres.

La place est celle de l’Autre (ni Chose absolue, ni sujet actif, ni objet passif). L’Autre reste celui qui autorise le dé­sir, qui le rend possible. Sublimer équivaut à entretenir le désir, l’ouvrir, le nourrir. La sublimation consiste en une identification au Père symbolique. Mais n’oublions pas la vraie nature de ce Père symbolique, qui n’est pas le père réel (époux de la mère) ; il serait plutôt le « père mort », au sens où même mort, même absent physiquement sa fonction de Père peut et doit être reconnue. Le Père symbolique est une référence, il incarne essentiellement la Loi (du désir).

Conséquence : la Loi propre de la sublimation n’est autre que celle du désir. C’est une loi qui énonce ce qui est — donc qui n’est pas ignorée (psychose), transgressée (perversion), ou imposée (névrose). Mais pour énoncer ce qui est, et pour ne pas confondre ce qui est avec ce qui paraît être, le « sublimant » ne peut faire autrement que de nier ce qui n’est pas : c’est l’opération propre de la dénégation (à ne pas confondre avec le déni du pervers). La dénégation, marquée par les termes « ni..ni... », ou « ce n’est pas cela... », consiste à ménager en permanence la place de l’Autre, à tout faire pour que le désir ne se referme sur la satisfaction. La dénégation, de ce point de vue, s’assimile à l’écriture dans la mesure où celle-ci, originelle­ment, repose bien sur le « trait », sur le fait de tirer un trait sur la chose (l’objet), pour en garder le mot, et dans l’espoir d’en faire surgir toujours autre chose.

La sublimation se réalise essentiellement au moyen de l’Œuvre en général, et celle-ci apparaît en lieu et place de la Chose. Mais celle-ci n’est plus alors considérée comme un absolu : l’œuvre se sait toujours limitée, finie, mortelle. La cas­tration est donc quasiment acceptée.


Il existe plusieurs sortes de sublimations, et d’œuvres. 

La science, où l’œuvre apparaît en lieu et place du Père symbolique, c’est à dire au lieu même de la Vérité. Confusion fâcheuse d’un savoir, que constitue toujours l’œuvre, avec la vé­rité du désir... 

La religion, essentiellement perverse (bien que forme authentique de sublimation) parce qu’elle confond la Vérité avec son apparition dans un objet qui est le fétiche, le dieu tel qu’il se manifeste (cf. le double sens révélateur du mot « fétiche » : sens religieux et sens pervers). 

L’art, enfin, situe l’œuvre dans une réalisation subjective incarnant, d’une manière toujours quelque peu névrosée, la Vérité. L’art (ou la littérature) consiste à ne pas cesser d’écrire, de créer, c’est-à-dire à refuser (dénégation) de situer définitivement la vérité du désir. 

4° ... la place, pourtant convoitée, se doit de rester vacante, même si les psychanalystes pourraient la revendiquer. Le psychanalyste se distingue, il est vrai, par le fait qu’il fait œuvre sans jamais matérialiser (et donc refermer) cette œuvre nulle part : il se contente de laisser accoucher les autres (comme So­crate). Son œuvre, c’est l’Autre, toute de parole et non d’écriture.

dm


Les structures existentiales, III : la Névrose

 

Edvard Munch, La Madone, 1894


Hamlet

Le névrosé se distingue — à la différence du pervers et du psychotique qui n’en veulent rien savoir — par le fait qu’il veut savoir, lui, pourquoi il est névrosé. Le névrosé se définit d’abord comme celui qui pose une question, la question de son être, la question de son désir. Que suis-je ? Que suis-je pour l’autre ? Être ou ne pas être le sujet du désir, là est la question. Il est donc d’emblée sur le chemin de la science ; le psychanalyste qui le traite n’a plus qu’à prendre le relais. Dans la structure de la relation d’objet, il est clair que c’est toujours le sujet qui pose la question, c’est le sujet qui cherche l’objet ; et qui au lieu de poser directement l’objet de son désir dans le réel comme le pervers, pose plutôt la question de l’objet, en le mettant en question. La place occupée par le sujet névrosé est donc repérable comme celle du sujet

Les structures existentiales, II : la Perversion

 


L’on ne doit pas confondre le concept de perversion avec la simple « perversité », notion morale davantage que psychologique. La perversion constitue une structure existentiale à part entière. Les théoriciens ont beaucoup louvoyé à ce sujet, se contentant parfois de noter des « traits pervers » au sein d’autres affections. (Il est du reste évident que ces structures – psychose, perversion, névrose – se trouvent souvent mêlées dans le sujet de l’inconscient, même si une seule d’entre elles se distingue à caractériser le sujet).

La place occupée est celle de l’objet, dans le réel. Le pervers ignore l’autre comme tel, car il se trouve tout simplement à sa place. Il se sert de lui-même comme d’un bouchon, d’un obstacle à la reconnaissance de l’autre comme objet du désir : il est cet objet. Rien d’étonnant, à ce compte, qu’il « traite » les autres comme des objets (du moins en apparence car les choses sont plus compliquées).

Les structures existentiales, I : la Psychose

 


L’on commence par la plus primitive des identifications, qui est toujours en effet, de façon heureusement provisoire, celle de l’enfant infans (ne parlant pas) : la psychose. On ne doit pas confondre la psychose avec toutes les maladies dites « mentales » d’origine cérébrale, c’est-à-dire neurologique. Celles-ci vont des plus communes, comme la maladie de Parkinson ou l’épilepsie, aux plus spectaculaires comme la démence ou l’idiotie, causées par une insuffi­sance ou un traumatisme touchant les centres nerveux. Sans parler des maladies infectieuses post ou prénatales, ou des anomalies génétiques comme la trisomie (mongoliens) qui peuvent induire les plus graves handicaps cognitifs, moteurs et comportementaux.

Dans la psychose la place occupée est celle de la Chose, symbole du manque en général ; ce qui signifie qu’au lieu de laisser cette Chose manquante, propre à engendrer le désir, le sujet au contraire la présentifie, la rend présente et de ce fait l’annule : il n’y a donc plus rien à désirer, à part lui-même, c’est-à-dire perdurer dans sa propre chosification (= narcissisme primaire).

Symbolique, Réel, Imaginaire : les dit-mentions du Sujet

 

"Schéma R" de Lacan


Sujet

Nous avancerons dans ce court article quelques définitions conceptuelles renvoyant à la théorie de Jacques Lacan. Celui-ci a modernisé la théorie de Freud en la formalisant, en l’épurant du langage encore trop psychologique et « familiariste » de ses débuts.

On définira tout d’abord le sujet comme le support (non substantiel), le « lieu » (non localisable), ou mieux encore l’index de tous les phénomènes inconscients apparaissant chez un individu. Selon les prémisses de la théorie freudienne, il est identiquement « sujet du désir ». Si l’on veut articuler correctement les rapports d’un sujet avec la loi de son désir, il convient de distinguer dans ce sujet trois instances ou trois dimensions : Réel, Imaginaire et Symbolique. Et ne jamais perdre de vue que ces trois ordres n’existent et ne sont pertinents que par rapport à un Sujet (et non en soi). Au total, le sujet en ses trois dimensions (dit-mentions : car un sujet ne va pas sans « dire ») forment une structure quaternaire.

La sexualité infantile, le complexe d’Œdipe, et l'origine des névroses

 


Stade oral et complexe du sevrage

Un complexe se définit comme un mode de relation imaginaire s’établissant d’abord entre les membres d’une famille et déterminé par une représentation inconsciente du nom d’« imago ».

Inutile de préciser que le complexe du sevrage a lieu sous l’égide de l’imago maternelle. Il consiste pour le nourrisson à accepter ou refuser de faire son deuil du sein maternel (ou ses substituts). Le refus du sevrage signe un attachement à un stade où la puissance de l’image maternelle enveloppe totalement la vie de l’enfant. La clinique en montre toutes les conséquences chez l’adulte, conséquences mortifères si l’on considère que l’ablactation se présente comme une véritable assistance prolongée accordée à l’enfant. Conséquences littéralement suicidaires qui révèlent aussi l’aspect oral du complexe : grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certains toxicomanes par la bouche, etc. L’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère. ­Par ailleurs, l’attachement à l’imago maternelle, lorsqu’il se double d’un véritable désir de fusion, voire même identification à la mère en tant que Chose toute puissante et génératrice, signe les cas de psychose les plus purs.

La découverte et la compréhension des névroses

 


Possession et folie

Le terme de névrose n’apparaît qu’en 1769 sous la plume du médecin écossais William Cullen. Durant le Moyen-Âge la maladie s’apparentait comme toute forme de comportement louche, étrange ou irrationnel, à une sorte de « possession » démoniaque et son « traitement » relevait probablement de l’exorcisme.

Au siècle classique, l’on résume sous le terme commun de « folie » toutes sortes d’affections mentales ou simplement de comportements marginaux, et l’on commence à parquer les malades dans des « asiles d’aliénés ». Le critère retenu n’est plus Satan mais une perte manifeste de la raison. Puisque la folie représente le contraire de la clarté rationnelle, le but de la réclusion est donc de cerner, de surveiller et de contrôler ; le fou n’est plus admis en liberté comme autrefois. La preuve : en 1657, a lieu une vaste opération de « nettoyage » de la Capitale. Sur décret du roi, les Archers de Paris raflent les "anormaux", toutes catégories confondues (y compris mendiants, clochards, infirmes, prostituées...), et déversent ce trop-plein dans les cellules moites et insalubres de la Salpêtrière, qui devient très vite le plus grand hospice européen. 

Jean-Martin Charcot, homme de théâtre

 


« Le voyageur franchit les portes de la Salpêtrière et découvre un vaste bâtiment formé de maisons à un étage disposées en quadrilatères et entourées de jardins. Cet ancien arsenal construit sous Louis XIV et destiné à la fabrique du salpêtre abritait autrefois une étrange population d’aliénés. (...) Les femmes alcooliques, les prostituées voisinent avec les vieillards déments et les enfants débiles. Les folles sont isolées dans le quartier spécial des incurables et enchaînées ; on les abandonne ainsi à demi nues, au milieu de leurs immondices (...). Les épileptiques racontent des cauchemars, des histoires de membres tronqués, de mers enflammées ; elles sont dévorées par des sortes de crustacées à tête d’oiseau ; les cris, les pleurs, les lamentations, les contorsions donnent à ces bâtiments l’allure d’une demeure hantée, surgie des ténèbres du Moyen-Age. Les hystériques soignent leurs compagnes en simulant à merveille leurs maladies ; elles sont possédées par la manie de mettre en scène la souffrance des autres : elles ont le génie du rire, des tragédies et du sanglot ; elles ressemblent aux acrobates, aux bouffons ; mouillées, hurlantes, déguenillées, elles enseignent la folie du monde, la misère du peuple. » 

Voici le décor, superbement planté par Elisabeth Roudinesco dans son livre La bataille de cent ans (1986). Nous sommes en 1657. Sur décret du roi, les Archers de Paris raflent sans distinction tout ce que la capitale comporte d’”anormaux” : mendiants et clochards, aveugles et sourds, borgnes et boiteux, infirmes et prostituées, louches et siphonnés en tous genres, puis déversent ce trop-plein dans les cellules moites et insalubres de la Salpêtrière qui devient très vite le plus grand hospice européen. Du temps de Charcot, on n’en est plus là : le mouroir, le dépotoir se transforme en clinique, c’est-à-dire en théâtre. Certes, on y meurt encore abondamment, mais non sans avoir des centaines de fois joué et répété son rôle d’« aliéné », de « malade nerveux », d’« épileptique » ou d’« hystérique »... La troupe hétéroclite qui répète inlassablement dans ce lieu étrange connait ses stars, ses chouchous, ses vedettes : Charcot, patron de l’établissement, n’a d’yeux que pour les hystériques. Hommes ou femmes. Il faut dire que l’hystérie était tombée fort en discrédit à l’époque ; on n’y croyait plus trop. On pensait qu’en regard d’autres maladies tout autant spectaculaires, ces élucubrations de femmes n’avaient rien de scientifiquement palpable, de probant, de sûr, qu’on pouvait y fourrer trop de choses contradictoires ; par conséquent l’hystérique devait simuler, c’était plus simple. Charcot vint et imposa une véritable révolution dans la clinique de l’hystérie. Tout d’abord il réhabilita, si l’on peut dire, le mal : de toute son autorité, il attesta, il certifia l’authenticité et l’objectivité des troubles manifestés, c’est-à-dire leur non-simulation. Ensuite il caractérisa fermement l’hystérie comme « maladie nerveuse », autonome et fonctionnelle, sans traces lésionnelles. L’absence des telles traces ne signifie pas l’absence d’intérêt pour l'anatomie : si l’examen anatomo-pathologique ne donne pas la clef de l’hystérie, cela n’empêche pas le maître d’anatomie pathologique que fut d’abord Charcot de fonder toute sa typologie des névroses hystériques sur leur localisation corporelle, voire leur expressivité. Quant à l’étiologie proprement dite, c’est Freud — radicalement opposé à cette conception — qui la résume le mieux : « Charcot posa pour celle-ci une formule simple : l’hérédité doit être prise comme cause unique, l’hystérie est par conséquent une forme de la dégénérescence, un membre de la famille névropathique ; tous les autres facteurs étiologiques jouent le rôle de causes occasionnelles, d'agents provocateurs ». C’est évidemment au rôle de la sexualité que Freud fait ici allusion. Charcot reconnaît la nature génitale des causes organiques, mais comme par ailleurs ces causes incidentes ne déterminent pas la nature du phénomène, la sexualité n’est à aucun moment citée comme telle ; corrélativement, l’excentricité sexuelle qui s’étalait néanmoins partout dans les chambres et les couloirs de la Salpêtrière passait pour un débordement caractéristique, sans plus ... L’on restait obstinément aveugle, c’est qui est vraiment un comble vu la suite.

La fin d’une analyse

 


Interminable ou pas, si la psychanalyse fait acte, c'est quand même parce qu'elle a une fin, comme par exemple de devenir analyste. "C'est au terme d'une psychanalyse supposée achevée que le psychanalysant peut devenir psychanalyste" dit Lacan. Cela peut être plus communément de "savoir y faire avec son symptôme", c'est-à-dire que l'analysant doit parvenir à un rapport positif, apaisé, voire heureux, avec son inconscient. S'il s'agit au départ d'accueillir cette hétéronomie fondamentale qu'est l'inconscient, le travail de l'analyse doit déboucher sur cette autonomie où le sujet est enfin à son désir (ce n'est pas l'autonomie de la volonté, kantienne). Ce désir d'autonomie qui est le sien dans la mesure où il s'est engagé dans le travail de la cure, c'est précisément ce qu'il avait jusqu'alors essentiellement refoulé, ce pourquoi il n'avait pas voulu payer le prix, soit se confronter à la pulsion de mort présente dans la sexualité.

La formation des analystes sous le signe du tiers. Le contrôle et la passe

 

"Dogmatic Sarcofagus", Musées Du Vatican


Le contrôle en principe n'est jamais imposé, du moins chez les lacaniens : il se demande. Concentrons-nous un moment sur cet aspect de la formation qui clôt en général l'analyse "didactique", l'analyse qui prépare "explicitement" au devenir analyste. D'emblée, rappelons que la première règle analytique est de supposer toujours un tiers, fût-il réduit à une place vide. Une remarque d'ordre historique nous situera au cœur même de la question et nous permettra d'appréhender la conception lacanienne du contrôle. En effet le tiers était sans doute structurellement présent dès la première relation analytique, celle qui lia Breuer et Anna O., puisque Breuer ne conduisit (malgré lui, et de la façon que l'on sait) l'embryon de cure que soutenu par l'intérêt de Freud et sa correspondance avec lui.

L'originalité de la conception de Lacan, dès 1953, fut de souligner la dimension ternaire de la relation de contrôle sur le modèle même de la relation analytique normale. A ce moment-là c'est l'Autre, indéniablement, qui est le tiers constitutif de toute formation en analyse. L'analyste contrôlé est déjà en position de tiers pour ses analysants ; comme représentant la fonction du désir, il est l'Autre. Au fond le contrôleur reprend cette même place pour le contrôlé, qui lui-même ne se contente pas de rapporter les dits de l'analysant mais déjà présente une lecture interprétative, une construction. De sorte que la ternarité est bien respectée dès lors que l'instance de l'analyste en contrôle, pendant le contrôle, ne se confond pas avec l'instance première de l'analysant. Le contrôleur peut exercer alors une "seconde vue", une lecture en parallèle du cas qui renvoie néanmoins le contrôlé à lui-même (l'objet du contrôle est donc bien le contrôlé !) et à ses propres résistances, éventuellement, mais sans pour autant lui donner la clef d'une énigme ou lui dire la vérité sur le cas - car la seule énigme et la seule vérité résident dans les relations de transfert et de contre-transfert existant entre l'analyste et l'analysant.

L’envers de la politique (Psychanalyse, éthique et politique)

 


Politique du symptôme

"Que le symptôme institue l'ordre dont s'avère notre politique, implique d'autre part que tout ce qui s'articule de cet ordre soit passible d'interprétation. C'est pourquoi on a bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique" écrivait Lacan dans Lituraterre. Il parlait bien sûr de la politique en général, ou bien du politique, dont on peut dire que le symptôme comme tel constitue la raison. La psychanalyse admet une distinction entre le et la politique au sens où la politique se coltine la réalité sociale ordinaire tandis que le politique aborde littéralement (c'est-à-dire littoralement) au réel du symptôme.

En psychanalyse on part donc du sujet, mais aussi du fait que le sujet est toujours social, voire toujours pris dans une institution et ne naît que du collectif. Vérité essentielle qu'il faut mettre au compte de Lacan dès l'époque de la Thèse, mais celui-ci rappela maintes fois la nécessaire introduction d'un tiers pour passer du groupe - où les relations duelles prédominent - à l'"état social", un tiers ou un plus-un symbolique qui permette à la métaphore du Nom-du-Père d'opérer à partir d'une absence réelle. De ce fait on comprend que le plus-un puisse être figuré également par l'objet 'a' cause du désir, celui qui par son vide radical fait office de cause réelle et qui introduit le sujet dans la société en branchant son désir sur le désir de l'autre. C'est bien ce qui est à lire sous cette métaphore du désir qu'est le symptôme.

Haine de la psychanalyse et du "contemporain" (conjoncture)

 


Un phénomène fascinant et inquiétant, en ce début de XXIè siècle, est le rejet systématique et presque viscéral de la part des discours dominants - essentiellement le discours de la science relayé par les médias - de toute logique subjective. On ne veut plus rien savoir du Sujet, de l’Autre, et de leur relation, donc du symbolique, plus de vraie psychologie en dehors des méthodes cognitivo-comportementalistes avec leurs thérapies courtes “orthopédiques” qui reformatent les gens au prétexte de les guérir et de les soigner, alors qu’elles ne guérissent ni ne soignent. Sans parler des vieilles recettes volontaristes, flatteuses pour l’ego qui continuent de faire florès sous le nom ridicule de développement personnel… Au moins la psychanalyse ne cherche ni à renforcer ni à reformater, et encore moins elle ne prétend guérir (quand elle considère qu’il n’y a pas de “malade”) mais seulement soigner, oui, en accompagnant les sujets dans leur propre reconquête du sens. Mais essentiellement on ne jure plus que par l’organique, on ne veut plus que de la chimie et du mécanisme neuronal, quitte à faire du cerveau un maître absolu, un dieu omniscient et omnipotent, ou bien à l’inverse et encore plus paradoxalement un sujet seulement agent, une espèce de sujet au rabais qui “nous” “dit”, “nous” “veut”, “nous” “commande” ceci ou cela, le tout relaté dans la plus totale confusion conceptuelle par les porte-paroles médiatiques de la science : c’est d’un comique !

"Se débarrasser de la psychanalyse" - Vraiment ?

 


Commentaire particulièrement abruti mais caractéristique de l'époque, en-dessous d'un message de ma part posté sur X (ça m'apprendra...) où il était simplement question de psychanalyse, un monsieur écrit ceci : "La France est le seul pays au monde où la psychanalyse n'est pas complètement déconsidérée, et pourtant l'on ne parvient pas à s'en débarrasser." Outre que la première affirmation est factuellement fausse, cela méritait quand-même une petite réponse.

Ceux qui aujourd'hui condamnent avec véhémence le discours psychanalytique, qui veulent littéralement sa mort, qui réclament notamment à cor et à cri son bannissement des institutions de soin et de santé "mentale"(*) au nom d'un nouveau scientisme incroyablement revanchard et servile comme jamais à l'égard des maîtres capitalistes (lobbies pharmaceutiques notamment), ceux-là sont très exactement dans la position des faux prêtres athéniens de la fin du Vè siècle avant J.-C - soi-disant gardiens des dieux de la cité mais surtout corrompus jusqu'à la moelle - qui ont fait condamner Socrate, qui ont saboté du même coup la démocratie parce que, par pur obscurantisme, ils ont voulu tuer dans l'oeuf le discours de l'individu (qui n'était autre que le discours de la raison). Socrate qui, tel le psychanalyste déposant son moi et se faisant objet-déchet, pour permettre l'éclosion de la parole de l'autre, affichait (malicieusement, lui) son non-savoir pour permettre à son interlocuteur d'articuler ses propres raisons.

Dérives perverses en analyse

L'analyse convient-elle au cas du sujet pervers et peut-elle lui être profitable ? N'y a-t-il pas, inhérent à la situation analytique, un risque de dérive perverse, dont le sujet pervers lui-même pourrait être la première victime ? Rappelons que si l'art psychanalytique consiste bien en une transmission de désir, de l'analyste à l'analysant, il faut supposer un désir spécifique, inhérent à la position de l'analyste. Selon Lacan, le désir de l'analyste est d'amener un sujet à produire le signifiant auquel il pourrait s'assujettir, afin de donner sens - jouis-sens, plus exactement - à son symptôme. Choisir son symptôme, l'assumer, l'affirmer - tel est ce qui motive en règle générale la demande du sujet pervers en analyse, et ce qui lui est le plus souvent proposé. Or cela ne peut être qu'une demi-solution, car dans le cas du pervers il ne s'agit pas de n'importe quel symptôme, il s'agit du fétiche. L'on ne peut que constater une analogie entre la fin de l'analyse, savoir y faire avec son symptôme, et le savoir-faire avec la jouissance qui caractérise le pervers. Le pervers et l'analyste ont ceci en commun d'occuper une position qui est celle de la cause, cause de la jouissance dans un cas et cause du désir dans l'autre. Mais dans les deux cas, pour parvenir à ces fins, il est nécessaire de provoquer une division du sujet. Or si la division du sujet par le signifiant ne laisse pas émerger, précisément, le signifiant du désir, le sujet pervers ne tardera par à profiter de la situation. Il faut comprendre qu'un pervers n'est pas seulement une personne (éventuellement) coutumière des passages à l'acte, mais que son acte pervers consiste bien plus souvent dans la mise en acte et en publicité de son fantasme dans son discours : la jouissance du dire apparaît ici sans limite, car une fois le pervers lancé dans le récit de ses fantasmes, dans le fil d'une cure, il est bien difficile de l'arrêter.

Le "style de l'analyste" vs la "technique psychanalytique"


Freud puis Lacan. Le sujet de l'inconscient incompatible avec une "technique"

Que peut bien représenter l'expression de "technique psychanalytique", à part le titre d'un important recueil d'articles de Freud ? Si une technique se réduit à n'être que l'application d'une théorie, il est clair qu'il n'existe pas de technique psychanalytique. Néanmoins l'on désigne couramment par-là un ensemble de règles et de conseils destinés à guider l'analyste dans sa pratique, voire certains principes immuables servant à cadrer et à définir la dite pratique comme telle (mais on ne peut confondre des deux : tandis que la pratique emporte au moins une dualité, la technique se porte sur le prétendu agent, l'analyste). Or ces principes, et donc cette technique, se limitent à peu de choses chez le fondateur de la psychanalyse, voire à une seule règle : se servir de son propre inconscient comme d'un instrument. Il y a de la technique, de la technicité analytique dans la mesure où l'analyse suppose un travail à même l'inconscient, à partir d'une rencontre réelle analyste/analysant. Sans doute des règles trop limitées et trop précises reviendraient à méconnaître ce réel ; aussi la technique consiste-t-elle surtout à savoir exploiter et préserver ces conditions si particulières et si rigoureuses d'exercice, qui conditionnent d'ailleurs en retour la théorie.

De l'esprit

 


En ce qui concerne un certain "anti-lacanisme" primaire - que l'on rencontre assez souvent, par la force des choses, quand on écrit sur Lacan ! - par-delà la critique de la psychanalyse, c'est une phobie de même nature mais qui se joue à un niveau, disons plus philosophique : le rejet de Lacan fait partie d'une tentative réactionnaire de s'en prendre à la philosophie française post-existentialiste, Foucault, Deleuze ou Derrida notamment, et même au-delà à l'ensemble de la philosophie "continentale". C'est donc une attaque qui provient des tenants ...continentaux ...de la philosophie analytique anglo-saxonne, laquelle serait, selon eux, la vraie philosophie "contemporaine", et la philosophie française dite volontiers "post-moderne" ne serait rien d'autre selon eux qu'un bullshit incompréhensible, irrationnel, sophistique, etc. Or c'est bien plutôt cette philosophie analytique, et sa conception formaliste et étriquée de l'argumentation, qui doit être qualifiée de pré-contemporaine, du moment qu'elle ne pose pas comme centrales les problématiques de l'histoire d'abord (en ce sens le premier contemporain est Hegel), de l'existence et de l'inconscient ensuite, malgré un Wittgenstein proche de Freud sous certains aspects. Ajoutons à cela une tendance absolument délirante à faire proliférer les "thèses" et les "arguments" (en lieu et place des concepts) et à les identifier ipso facto comme autant de théories concurrentes, d'où une accumulation gratuite et non-justifiée de -ismes qui ne peut que donner une impression générale de relativisme (fâcheux quand on idolâtre par ailleurs la rationalité). Qu'il y ait quasiment autant de théories que d'arguments, en philosophie analytique, cela ne peut que nous rappeler, dans un autre domaine, le fameux DSM-4, l'inénarrable manuel pseudo-psychiatrique (imposé par les lobbies pharmaceutiques et fossoyeur de la psychiatrie) associant à chaque "trouble", chaque manifestation pathologique le nom d'une "maladie".

Le style de l'analyste et le temps de la cure

 


La vérité de l'inconscient (côté analysant) et la pureté du désir (côté analyste) conduisent Lacan, on le sait, à récuser la notion de thérapie au nom de la "psychanalyse pure". Pour Lacan c'est la question éthique par excellence : la science de la guérison ne suppose pas la vérité mais la connaissance du "bien", du bien qui guérit. Pareil savoir est évidemment impossible en psychanalyse où tout sujet est unique, toute cure est singulière.

Cependant le style lacanien se distingue bien par sa volonté de conclure, d'aboutir à une issue, et donc (contrairement à ce que l'on entend ci et là) de terminer effectivement une cure. L'inconséquence n'est-elle pas au contraire du côté du temps de la remémoration - le cas de l'Homme aux loups est là pour nous le rappeler - et de l'association indéfinie ? Lacan oppose à cette durée (temps historique) sa célèbre conception du "temps logique" où apparaît comme essentielle la fonction de la hâte, née d'une "précipitation logique où la vérité trouve sa condition indépassable." Lacan ajoute : "Rien de créé qui n'apparaisse dans l'urgence, rien dans l'urgence qui n'engendre un dépassement dans la parole" (Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953). Comme l'illustre le sophisme des trois prisonniers qui jouent leur libération dans cette épreuve, la cure doit être conçue comme orientée vers une fin marquée par la nécessité d'un jugement et d'une certitude, fût-elle fragmentaire.

L'analyste, maître de vérité ?

 


Le psychanalyste est-il un "maître" ? - pour employer un terme qui sonne mal, étant paradoxal, contraire même à la fonction de l'analyste... Mais c'est le terme de Lacan : [l'analyste] reste avant tout le maître de la vérité dont ce discours est le progrès. C'est lui, avant tout, qui en ponctue, avons-nous dit, la dialectique"(Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953). Naturellement Lacan sait bien que la vérité n'a pas de maître, et par ailleurs "maître de la vérité" ne signifie pas "discours du maître" : ce serait plutôt le contraire.

Pour comprendre le sens très particulier de la maîtrise chez Lacan, il faut en préciser les deux origines : l'une explicitement référée à Hegel, l'autre implicite renvoyant à la tradition zen. En quoi l'analyste est-il comparable au maître hégélien ? Il n'existe qu'une seule réponse possible : parce qu'il enseigne. Tout Lacan est là : ses défauts et ses qualités, ses paradoxes et même son envergure historique exceptionnelle. Fonder (ou refonder) une pratique analytique implique donc une conception large de la formation, voire s'enracine en elle.

En quoi l'analyste est-il comparable maintenant au maître zen, maîtrise bien paradoxale de se fondre dans le cosmos à partir de l'identité de tous les signifiants ? La vérité n'y est plus dévoilement mais illumination dans la recherche de la voie ; voie qui n'est plus tout à fait celle de la libération (bouddhisme, zen) mais paradoxalement celle d'une aliénation assumée. Il y a une face "lumineuse" ou "esthétique", si l'on peut dire, dans l'illumination, qui associe à l'avènement du sujet - son surgissement, jamais son objectivation - l'amour du geste ou de l'acte qui jamais ne se répète. Ce n'est pas pour rien que Lacan aimait se rappeler ce vers de Paul Eluard : "L'amour est un caillou riant sous le soleil" !

dm


Réflexion sur le "discours de l'enseignant" à partir de la théorie des discours de Lacan

 

Le philosophe Alain dans sa classe


L'intuition première de cette réflexion serait d’assigner à la parole enseignante – notamment celle du professeur de philosophie, mais son cas n’est pas si spécifique - une certaine forme d’« atopie », tout en reconnaissant son inclusion dans une structure relativement contraignante qui est celle des discours. Notre hypothèse est que la parole enseignante n’appartient pas à un seul modèle de discours auquel elle serait rivée définitivement, mais qu’elle participe au contraire d'une pluralité de discours qui, pour être antinomiques n’en sont pas moins articulés structurellement, du moins si l’on se réfère à la théorie des discours de Lacan. Le caractère propre de la posture enseignante serait donc à chercher, paradoxalement, dans son inassignabilité - voire une certaine équivocité - et surtout dans sa mobilité essentielle. C'est bien cette qualité qui permettrait à l'enseignant de s'adapter à la diversité des situations, à l’hétérogénéité grandissante des publics, bref de parer aux difficultés nombreuses de sa tâche. Tout ce que nous aurons à formuler sur l’enseignement et le discours enseignant en général vaudra évidemment pour l’enseignement de la philosophie, d’autant plus que cette discipline s'est volontiers auto-érigée, depuis ses origines, en discours princeps et universel. Commençons par rappeler les grandes lignes de cette fameuse "théorie des discours" que Lacan a développée notamment dans son séminaire de l'année 1969-70, "L’envers de la psychanalyse", avant de tenter de les appliquer à la situation enseignante.

Que peut la psychanalyse pour les pratiques sociales ?

 


On peut voir les sciences humaines se donner couramment des "airs" psychanalytiques dans la mesure où, bien souvent, elles utilisent la thèse d'un "inconscient structuré comme un langage" sans toujours reconnaître leur dette à l'égard de la doctrine analytique. Hypothèse : l'"analycité" serait la condition de possibilité des sciences humaines comme le langage est la condition de l'inconscient. Par-delà les prétentions objectivistes (plus ou moins légitimes, ce n'est pas notre problème) de la sociologie et des sciences sociales en général, par-delà l'écriture ambiguë de l'Histoire "entre science et fiction", il reste à établir la dette contractée par les "pratiques sociales" à l'endroit de la psychanalyse, d'autant qu'elles sont directement confrontées à la réalité éthique et politique du sujet. Ces pratiques d'aide sociale, d'éducation, de formation, etc., se fondent toutes sur une forme de transfert mais ne peuvent ni en produire la théorie, ni évidemment se contenter d'importer la technique inventée par Freud (l'association libre et son écoute flottante) dans le cadre de la pratique analytique. Comme la cure, elles font intervenir acte et structure (de langage) mais sans viser les mêmes finalités puisqu'elles ne s'adressent pas au "même" : l'une parle exclusivement au sujet en tant que tel, alors que les autres ont affaire à l'individu socialement aliéné, soit l'assujet. Il n'empêche qu'à ce jour la seule théorie cohérente du transfert provient de la psychanalyse, d'où la dette évoquée à son égard, d'où également l'obligation qui lui est faite de produire une théorisation acceptable des pratiques relevant, bon gré mal gré, de son inspiration. 

Singularités sans subjectivité (Humeur)

 


“ L’enfant est toujours responsable, et capable de faire des choix dès la naissance. Il en résulte qu'il n'y a ni de "bonne" ni de "mauvaise" mère (inventions de psychos à la manque), pour le père c'est itou, mais c'est plus difficile à expliquer. Responsable, stricto-sensu cela veut dire trouver des réponses. Pour ne pas rester fixé à des traumatismes dont on n'est pas la cause. C’est pourquoi je maintiens que l'enfant est responsable pour autant que cela signifie qu'il a des ressources que les dits "adultes" irresponsables ne veulent pas lui reconnaître. Il y en a cependant qui ne parviennent pas à s'en sortir, hélas. “ Patrick Valas, psychanalyste (extrait d’un échange sur ma page fb il y a 10 ans)

J'aime beaucoup cette idée : se savoir responsable pour ne pas se croire coupable de traumatismes dont on n'est pas la cause. A part notre naissance, on est responsable de tout ce qu'on fait, tout ce qu'on pense, tout ce qu'on est - mais pas de ce qu'on nous a fait, c'est là l'essentiel. Il est clair qu'on n'a pas à se sentir coupable, ni même responsable, des violences sexuelles qu'on nous a fait subir, par exemple ; et le coupable devra bien en répondre, certes, mais jamais la condamnation, les excuses, ni même éventuellement les explications rationnelles d'un comportement n'auront la valeur d'une remémoration fournie (difficilement certes, à travers les méandres de l'inconscient) par le patient, remémoration d'une histoire qui se confond avec le trauma (le trauma n'est pas l'acte violent lui-même, mais son historisation douloureuse et obsédante sous le signe de la culpabilité) et que le patient a à se réapproprier, à se raconter autrement : là est sa responsabilité, parce que cette histoire, c'est bien lui en tant que sujet qui l'a écrite et personne d'autre.

Mais je crois que cette idée de "subjectivité", a fortiori de "responsabilité", notre époque devenue foncièrement complotiste (nous sommes tous manipulés de partout, nous sommes tous victimes) n'en veut plus. Par un retournement spectaculaire, l'idée même d'autonomie (même et surtout sur la base de l'inconscient) est devenue plus haïssable encore que celle de la Maîtrise.