Jean-Martin Charcot, homme de théâtre

 


« Le voyageur franchit les portes de la Salpêtrière et découvre un vaste bâtiment formé de maisons à un étage disposées en quadrilatères et entourées de jardins. Cet ancien arsenal construit sous Louis XIV et destiné à la fabrique du salpêtre abritait autrefois une étrange population d’aliénés. (...) Les femmes alcooliques, les prostituées voisinent avec les vieillards déments et les enfants débiles. Les folles sont isolées dans le quartier spécial des incurables et enchaînées ; on les abandonne ainsi à demi nues, au milieu de leurs immondices (...). Les épileptiques racontent des cauchemars, des histoires de membres tronqués, de mers enflammées ; elles sont dévorées par des sortes de crustacées à tête d’oiseau ; les cris, les pleurs, les lamentations, les contorsions donnent à ces bâtiments l’allure d’une demeure hantée, surgie des ténèbres du Moyen-Age. Les hystériques soignent leurs compagnes en simulant à merveille leurs maladies ; elles sont possédées par la manie de mettre en scène la souffrance des autres : elles ont le génie du rire, des tragédies et du sanglot ; elles ressemblent aux acrobates, aux bouffons ; mouillées, hurlantes, déguenillées, elles enseignent la folie du monde, la misère du peuple. » 

Voici le décor, superbement planté par Elisabeth Roudinesco dans son livre La bataille de cent ans (1986). Nous sommes en 1657. Sur décret du roi, les Archers de Paris raflent sans distinction tout ce que la capitale comporte d’”anormaux” : mendiants et clochards, aveugles et sourds, borgnes et boiteux, infirmes et prostituées, louches et siphonnés en tous genres, puis déversent ce trop-plein dans les cellules moites et insalubres de la Salpêtrière qui devient très vite le plus grand hospice européen. Du temps de Charcot, on n’en est plus là : le mouroir, le dépotoir se transforme en clinique, c’est-à-dire en théâtre. Certes, on y meurt encore abondamment, mais non sans avoir des centaines de fois joué et répété son rôle d’« aliéné », de « malade nerveux », d’« épileptique » ou d’« hystérique »... La troupe hétéroclite qui répète inlassablement dans ce lieu étrange connait ses stars, ses chouchous, ses vedettes : Charcot, patron de l’établissement, n’a d’yeux que pour les hystériques. Hommes ou femmes. Il faut dire que l’hystérie était tombée fort en discrédit à l’époque ; on n’y croyait plus trop. On pensait qu’en regard d’autres maladies tout autant spectaculaires, ces élucubrations de femmes n’avaient rien de scientifiquement palpable, de probant, de sûr, qu’on pouvait y fourrer trop de choses contradictoires ; par conséquent l’hystérique devait simuler, c’était plus simple. Charcot vint et imposa une véritable révolution dans la clinique de l’hystérie. Tout d’abord il réhabilita, si l’on peut dire, le mal : de toute son autorité, il attesta, il certifia l’authenticité et l’objectivité des troubles manifestés, c’est-à-dire leur non-simulation. Ensuite il caractérisa fermement l’hystérie comme « maladie nerveuse », autonome et fonctionnelle, sans traces lésionnelles. L’absence des telles traces ne signifie pas l’absence d’intérêt pour l'anatomie : si l’examen anatomo-pathologique ne donne pas la clef de l’hystérie, cela n’empêche pas le maître d’anatomie pathologique que fut d’abord Charcot de fonder toute sa typologie des névroses hystériques sur leur localisation corporelle, voire leur expressivité. Quant à l’étiologie proprement dite, c’est Freud — radicalement opposé à cette conception — qui la résume le mieux : « Charcot posa pour celle-ci une formule simple : l’hérédité doit être prise comme cause unique, l’hystérie est par conséquent une forme de la dégénérescence, un membre de la famille névropathique ; tous les autres facteurs étiologiques jouent le rôle de causes occasionnelles, d'agents provocateurs ». C’est évidemment au rôle de la sexualité que Freud fait ici allusion. Charcot reconnaît la nature génitale des causes organiques, mais comme par ailleurs ces causes incidentes ne déterminent pas la nature du phénomène, la sexualité n’est à aucun moment citée comme telle ; corrélativement, l’excentricité sexuelle qui s’étalait néanmoins partout dans les chambres et les couloirs de la Salpêtrière passait pour un débordement caractéristique, sans plus ... L’on restait obstinément aveugle, c’est qui est vraiment un comble vu la suite.

La fin d’une analyse

 


Interminable ou pas, si la psychanalyse fait acte, c'est quand même parce qu'elle a une fin, comme par exemple de devenir analyste. "C'est au terme d'une psychanalyse supposée achevée que le psychanalysant peut devenir psychanalyste" dit Lacan. Cela peut être plus communément de "savoir y faire avec son symptôme", c'est-à-dire que l'analysant doit parvenir à un rapport positif, apaisé, voire heureux, avec son inconscient. S'il s'agit au départ d'accueillir cette hétéronomie fondamentale qu'est l'inconscient, le travail de l'analyse doit déboucher sur cette autonomie où le sujet est enfin à son désir (ce n'est pas l'autonomie de la volonté, kantienne). Ce désir d'autonomie qui est le sien dans la mesure où il s'est engagé dans le travail de la cure, c'est précisément ce qu'il avait jusqu'alors essentiellement refoulé, ce pourquoi il n'avait pas voulu payer le prix, soit se confronter à la pulsion de mort présente dans la sexualité.

La formation des analystes sous le signe du tiers. Le contrôle et la passe

 

"Dogmatic Sarcofagus", Musées Du Vatican


Le contrôle en principe n'est jamais imposé, du moins chez les lacaniens : il se demande. Concentrons-nous un moment sur cet aspect de la formation qui clôt en général l'analyse "didactique", l'analyse qui prépare "explicitement" au devenir analyste. D'emblée, rappelons que la première règle analytique est de supposer toujours un tiers, fût-il réduit à une place vide. Une remarque d'ordre historique nous situera au cœur même de la question et nous permettra d'appréhender la conception lacanienne du contrôle. En effet le tiers était sans doute structurellement présent dès la première relation analytique, celle qui lia Breuer et Anna O., puisque Breuer ne conduisit (malgré lui, et de la façon que l'on sait) l'embryon de cure que soutenu par l'intérêt de Freud et sa correspondance avec lui.

L'originalité de la conception de Lacan, dès 1953, fut de souligner la dimension ternaire de la relation de contrôle sur le modèle même de la relation analytique normale. A ce moment-là c'est l'Autre, indéniablement, qui est le tiers constitutif de toute formation en analyse. L'analyste contrôlé est déjà en position de tiers pour ses analysants ; comme représentant la fonction du désir, il est l'Autre. Au fond le contrôleur reprend cette même place pour le contrôlé, qui lui-même ne se contente pas de rapporter les dits de l'analysant mais déjà présente une lecture interprétative, une construction. De sorte que la ternarité est bien respectée dès lors que l'instance de l'analyste en contrôle, pendant le contrôle, ne se confond pas avec l'instance première de l'analysant. Le contrôleur peut exercer alors une "seconde vue", une lecture en parallèle du cas qui renvoie néanmoins le contrôlé à lui-même (l'objet du contrôle est donc bien le contrôlé !) et à ses propres résistances, éventuellement, mais sans pour autant lui donner la clef d'une énigme ou lui dire la vérité sur le cas - car la seule énigme et la seule vérité résident dans les relations de transfert et de contre-transfert existant entre l'analyste et l'analysant.

L’envers de la politique (Psychanalyse, éthique et politique)

 


Politique du symptôme

"Que le symptôme institue l'ordre dont s'avère notre politique, implique d'autre part que tout ce qui s'articule de cet ordre soit passible d'interprétation. C'est pourquoi on a bien raison de mettre la psychanalyse au chef de la politique" écrivait Lacan dans Lituraterre. Il parlait bien sûr de la politique en général, ou bien du politique, dont on peut dire que le symptôme comme tel constitue la raison. La psychanalyse admet une distinction entre le et la politique au sens où la politique se coltine la réalité sociale ordinaire tandis que le politique aborde littéralement (c'est-à-dire littoralement) au réel du symptôme.

En psychanalyse on part donc du sujet, mais aussi du fait que le sujet est toujours social, voire toujours pris dans une institution et ne naît que du collectif. Vérité essentielle qu'il faut mettre au compte de Lacan dès l'époque de la Thèse, mais celui-ci rappela maintes fois la nécessaire introduction d'un tiers pour passer du groupe - où les relations duelles prédominent - à l'"état social", un tiers ou un plus-un symbolique qui permette à la métaphore du Nom-du-Père d'opérer à partir d'une absence réelle. De ce fait on comprend que le plus-un puisse être figuré également par l'objet 'a' cause du désir, celui qui par son vide radical fait office de cause réelle et qui introduit le sujet dans la société en branchant son désir sur le désir de l'autre. C'est bien ce qui est à lire sous cette métaphore du désir qu'est le symptôme.

Haine de la psychanalyse et du "contemporain" (conjoncture)

 


Un phénomène fascinant et inquiétant, en ce début de XXIè siècle, est le rejet systématique et presque viscéral de la part des discours dominants - essentiellement le discours de la science relayé par les médias - de toute logique subjective. On ne veut plus rien savoir du Sujet, de l’Autre, et de leur relation, donc du symbolique, plus de vraie psychologie en dehors des méthodes cognitivo-comportementalistes avec leurs thérapies courtes “orthopédiques” qui reformatent les gens au prétexte de les guérir et de les soigner, alors qu’elles ne guérissent ni ne soignent. Sans parler des vieilles recettes volontaristes, flatteuses pour l’ego qui continuent de faire florès sous le nom ridicule de développement personnel… Au moins la psychanalyse ne cherche ni à renforcer ni à reformater, et encore moins elle ne prétend guérir (quand elle considère qu’il n’y a pas de “malade”) mais seulement soigner, oui, en accompagnant les sujets dans leur propre reconquête du sens. Mais essentiellement on ne jure plus que par l’organique, on ne veut plus que de la chimie et du mécanisme neuronal, quitte à faire du cerveau un maître absolu, un dieu omniscient et omnipotent, ou bien à l’inverse et encore plus paradoxalement un sujet seulement agent, une espèce de sujet au rabais qui “nous” “dit”, “nous” “veut”, “nous” “commande” ceci ou cela, le tout relaté dans la plus totale confusion conceptuelle par les porte-paroles médiatiques de la science : c’est d’un comique !

"Se débarrasser de la psychanalyse" - Vraiment ?

 


Commentaire particulièrement abruti mais caractéristique de l'époque, en-dessous d'un message de ma part posté sur X (ça m'apprendra...) où il était simplement question de psychanalyse, un monsieur écrit ceci : "La France est le seul pays au monde où la psychanalyse n'est pas complètement déconsidérée, et pourtant l'on ne parvient pas à s'en débarrasser." Outre que la première affirmation est factuellement fausse, cela méritait quand-même une petite réponse.

Ceux qui aujourd'hui condamnent avec véhémence le discours psychanalytique, qui veulent littéralement sa mort, qui réclament notamment à cor et à cri son bannissement des institutions de soin et de santé "mentale"(*) au nom d'un nouveau scientisme incroyablement revanchard et servile comme jamais à l'égard des maîtres capitalistes (lobbies pharmaceutiques notamment), ceux-là sont très exactement dans la position des faux prêtres athéniens de la fin du Vè siècle avant J.-C - soi-disant gardiens des dieux de la cité mais surtout corrompus jusqu'à la moelle - qui ont fait condamner Socrate, qui ont saboté du même coup la démocratie parce que, par pur obscurantisme, ils ont voulu tuer dans l'oeuf le discours de l'individu (qui n'était autre que le discours de la raison). Socrate qui, tel le psychanalyste déposant son moi et se faisant objet-déchet, pour permettre l'éclosion de la parole de l'autre, affichait (malicieusement, lui) son non-savoir pour permettre à son interlocuteur d'articuler ses propres raisons.

Dérives perverses en analyse

L'analyse convient-elle au cas du sujet pervers et peut-elle lui être profitable ? N'y a-t-il pas, inhérent à la situation analytique, un risque de dérive perverse, dont le sujet pervers lui-même pourrait être la première victime ? Rappelons que si l'art psychanalytique consiste bien en une transmission de désir, de l'analyste à l'analysant, il faut supposer un désir spécifique, inhérent à la position de l'analyste. Selon Lacan, le désir de l'analyste est d'amener un sujet à produire le signifiant auquel il pourrait s'assujettir, afin de donner sens - jouis-sens, plus exactement - à son symptôme. Choisir son symptôme, l'assumer, l'affirmer - tel est ce qui motive en règle générale la demande du sujet pervers en analyse, et ce qui lui est le plus souvent proposé. Or cela ne peut être qu'une demi-solution, car dans le cas du pervers il ne s'agit pas de n'importe quel symptôme, il s'agit du fétiche. L'on ne peut que constater une analogie entre la fin de l'analyse, savoir y faire avec son symptôme, et le savoir-faire avec la jouissance qui caractérise le pervers. Le pervers et l'analyste ont ceci en commun d'occuper une position qui est celle de la cause, cause de la jouissance dans un cas et cause du désir dans l'autre. Mais dans les deux cas, pour parvenir à ces fins, il est nécessaire de provoquer une division du sujet. Or si la division du sujet par le signifiant ne laisse pas émerger, précisément, le signifiant du désir, le sujet pervers ne tardera par à profiter de la situation. Il faut comprendre qu'un pervers n'est pas seulement une personne (éventuellement) coutumière des passages à l'acte, mais que son acte pervers consiste bien plus souvent dans la mise en acte et en publicité de son fantasme dans son discours : la jouissance du dire apparaît ici sans limite, car une fois le pervers lancé dans le récit de ses fantasmes, dans le fil d'une cure, il est bien difficile de l'arrêter.

Le "style de l'analyste" vs la "technique psychanalytique"


Freud puis Lacan. Le sujet de l'inconscient incompatible avec une "technique"

Que peut bien représenter l'expression de "technique psychanalytique", à part le titre d'un important recueil d'articles de Freud ? Si une technique se réduit à n'être que l'application d'une théorie, il est clair qu'il n'existe pas de technique psychanalytique. Néanmoins l'on désigne couramment par-là un ensemble de règles et de conseils destinés à guider l'analyste dans sa pratique, voire certains principes immuables servant à cadrer et à définir la dite pratique comme telle (mais on ne peut confondre des deux : tandis que la pratique emporte au moins une dualité, la technique se porte sur le prétendu agent, l'analyste). Or ces principes, et donc cette technique, se limitent à peu de choses chez le fondateur de la psychanalyse, voire à une seule règle : se servir de son propre inconscient comme d'un instrument. Il y a de la technique, de la technicité analytique dans la mesure où l'analyse suppose un travail à même l'inconscient, à partir d'une rencontre réelle analyste/analysant. Sans doute des règles trop limitées et trop précises reviendraient à méconnaître ce réel ; aussi la technique consiste-t-elle surtout à savoir exploiter et préserver ces conditions si particulières et si rigoureuses d'exercice, qui conditionnent d'ailleurs en retour la théorie.

De l'esprit

 


En ce qui concerne un certain "anti-lacanisme" primaire - que l'on rencontre assez souvent, par la force des choses, quand on écrit sur Lacan ! - par-delà la critique de la psychanalyse, c'est une phobie de même nature mais qui se joue à un niveau, disons plus philosophique : le rejet de Lacan fait partie d'une tentative réactionnaire de s'en prendre à la philosophie française post-existentialiste, Foucault, Deleuze ou Derrida notamment, et même au-delà à l'ensemble de la philosophie "continentale". C'est donc une attaque qui provient des tenants ...continentaux ...de la philosophie analytique anglo-saxonne, laquelle serait, selon eux, la vraie philosophie "contemporaine", et la philosophie française dite volontiers "post-moderne" ne serait rien d'autre selon eux qu'un bullshit incompréhensible, irrationnel, sophistique, etc. Or c'est bien plutôt cette philosophie analytique, et sa conception formaliste et étriquée de l'argumentation, qui doit être qualifiée de pré-contemporaine, du moment qu'elle ne pose pas comme centrales les problématiques de l'histoire d'abord (en ce sens le premier contemporain est Hegel), de l'existence et de l'inconscient ensuite, malgré un Wittgenstein proche de Freud sous certains aspects. Ajoutons à cela une tendance absolument délirante à faire proliférer les "thèses" et les "arguments" (en lieu et place des concepts) et à les identifier ipso facto comme autant de théories concurrentes, d'où une accumulation gratuite et non-justifiée de -ismes qui ne peut que donner une impression générale de relativisme (fâcheux quand on idolâtre par ailleurs la rationalité). Qu'il y ait quasiment autant de théories que d'arguments, en philosophie analytique, cela ne peut que nous rappeler, dans un autre domaine, le fameux DSM-4, l'inénarrable manuel pseudo-psychiatrique (imposé par les lobbies pharmaceutiques et fossoyeur de la psychiatrie) associant à chaque "trouble", chaque manifestation pathologique le nom d'une "maladie".

Le style de l'analyste et le temps de la cure

 


La vérité de l'inconscient (côté analysant) et la pureté du désir (côté analyste) conduisent Lacan, on le sait, à récuser la notion de thérapie au nom de la "psychanalyse pure". Pour Lacan c'est la question éthique par excellence : la science de la guérison ne suppose pas la vérité mais la connaissance du "bien", du bien qui guérit. Pareil savoir est évidemment impossible en psychanalyse où tout sujet est unique, toute cure est singulière.

Cependant le style lacanien se distingue bien par sa volonté de conclure, d'aboutir à une issue, et donc (contrairement à ce que l'on entend ci et là) de terminer effectivement une cure. L'inconséquence n'est-elle pas au contraire du côté du temps de la remémoration - le cas de l'Homme aux loups est là pour nous le rappeler - et de l'association indéfinie ? Lacan oppose à cette durée (temps historique) sa célèbre conception du "temps logique" où apparaît comme essentielle la fonction de la hâte, née d'une "précipitation logique où la vérité trouve sa condition indépassable." Lacan ajoute : "Rien de créé qui n'apparaisse dans l'urgence, rien dans l'urgence qui n'engendre un dépassement dans la parole" (Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953). Comme l'illustre le sophisme des trois prisonniers qui jouent leur libération dans cette épreuve, la cure doit être conçue comme orientée vers une fin marquée par la nécessité d'un jugement et d'une certitude, fût-elle fragmentaire.

L'analyste, maître de vérité ?

 


Le psychanalyste est-il un "maître" ? - pour employer un terme qui sonne mal, étant paradoxal, contraire même à la fonction de l'analyste... Mais c'est le terme de Lacan : [l'analyste] reste avant tout le maître de la vérité dont ce discours est le progrès. C'est lui, avant tout, qui en ponctue, avons-nous dit, la dialectique"(Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1953). Naturellement Lacan sait bien que la vérité n'a pas de maître, et par ailleurs "maître de la vérité" ne signifie pas "discours du maître" : ce serait plutôt le contraire.

Pour comprendre le sens très particulier de la maîtrise chez Lacan, il faut en préciser les deux origines : l'une explicitement référée à Hegel, l'autre implicite renvoyant à la tradition zen. En quoi l'analyste est-il comparable au maître hégélien ? Il n'existe qu'une seule réponse possible : parce qu'il enseigne. Tout Lacan est là : ses défauts et ses qualités, ses paradoxes et même son envergure historique exceptionnelle. Fonder (ou refonder) une pratique analytique implique donc une conception large de la formation, voire s'enracine en elle.

En quoi l'analyste est-il comparable maintenant au maître zen, maîtrise bien paradoxale de se fondre dans le cosmos à partir de l'identité de tous les signifiants ? La vérité n'y est plus dévoilement mais illumination dans la recherche de la voie ; voie qui n'est plus tout à fait celle de la libération (bouddhisme, zen) mais paradoxalement celle d'une aliénation assumée. Il y a une face "lumineuse" ou "esthétique", si l'on peut dire, dans l'illumination, qui associe à l'avènement du sujet - son surgissement, jamais son objectivation - l'amour du geste ou de l'acte qui jamais ne se répète. Ce n'est pas pour rien que Lacan aimait se rappeler ce vers de Paul Eluard : "L'amour est un caillou riant sous le soleil" !

dm


Réflexion sur le "discours de l'enseignant" à partir de la théorie des discours de Lacan

 

Le philosophe Alain dans sa classe


L'intuition première de cette réflexion serait d’assigner à la parole enseignante – notamment celle du professeur de philosophie, mais son cas n’est pas si spécifique - une certaine forme d’« atopie », tout en reconnaissant son inclusion dans une structure relativement contraignante qui est celle des discours. Notre hypothèse est que la parole enseignante n’appartient pas à un seul modèle de discours auquel elle serait rivée définitivement, mais qu’elle participe au contraire d'une pluralité de discours qui, pour être antinomiques n’en sont pas moins articulés structurellement, du moins si l’on se réfère à la théorie des discours de Lacan. Le caractère propre de la posture enseignante serait donc à chercher, paradoxalement, dans son inassignabilité - voire une certaine équivocité - et surtout dans sa mobilité essentielle. C'est bien cette qualité qui permettrait à l'enseignant de s'adapter à la diversité des situations, à l’hétérogénéité grandissante des publics, bref de parer aux difficultés nombreuses de sa tâche. Tout ce que nous aurons à formuler sur l’enseignement et le discours enseignant en général vaudra évidemment pour l’enseignement de la philosophie, d’autant plus que cette discipline s'est volontiers auto-érigée, depuis ses origines, en discours princeps et universel. Commençons par rappeler les grandes lignes de cette fameuse "théorie des discours" que Lacan a développée notamment dans son séminaire de l'année 1969-70, "L’envers de la psychanalyse", avant de tenter de les appliquer à la situation enseignante.

Que peut la psychanalyse pour les pratiques sociales ?

 


On peut voir les sciences humaines se donner couramment des "airs" psychanalytiques dans la mesure où, bien souvent, elles utilisent la thèse d'un "inconscient structuré comme un langage" sans toujours reconnaître leur dette à l'égard de la doctrine analytique. Hypothèse : l'"analycité" serait la condition de possibilité des sciences humaines comme le langage est la condition de l'inconscient. Par-delà les prétentions objectivistes (plus ou moins légitimes, ce n'est pas notre problème) de la sociologie et des sciences sociales en général, par-delà l'écriture ambiguë de l'Histoire "entre science et fiction", il reste à établir la dette contractée par les "pratiques sociales" à l'endroit de la psychanalyse, d'autant qu'elles sont directement confrontées à la réalité éthique et politique du sujet. Ces pratiques d'aide sociale, d'éducation, de formation, etc., se fondent toutes sur une forme de transfert mais ne peuvent ni en produire la théorie, ni évidemment se contenter d'importer la technique inventée par Freud (l'association libre et son écoute flottante) dans le cadre de la pratique analytique. Comme la cure, elles font intervenir acte et structure (de langage) mais sans viser les mêmes finalités puisqu'elles ne s'adressent pas au "même" : l'une parle exclusivement au sujet en tant que tel, alors que les autres ont affaire à l'individu socialement aliéné, soit l'assujet. Il n'empêche qu'à ce jour la seule théorie cohérente du transfert provient de la psychanalyse, d'où la dette évoquée à son égard, d'où également l'obligation qui lui est faite de produire une théorisation acceptable des pratiques relevant, bon gré mal gré, de son inspiration. 

Singularités sans subjectivité (Humeur)

 


“ L’enfant est toujours responsable, et capable de faire des choix dès la naissance. Il en résulte qu'il n'y a ni de "bonne" ni de "mauvaise" mère (inventions de psychos à la manque), pour le père c'est itou, mais c'est plus difficile à expliquer. Responsable, stricto-sensu cela veut dire trouver des réponses. Pour ne pas rester fixé à des traumatismes dont on n'est pas la cause. C’est pourquoi je maintiens que l'enfant est responsable pour autant que cela signifie qu'il a des ressources que les dits "adultes" irresponsables ne veulent pas lui reconnaître. Il y en a cependant qui ne parviennent pas à s'en sortir, hélas. “ Patrick Valas, psychanalyste (extrait d’un échange sur ma page fb il y a 10 ans)

J'aime beaucoup cette idée : se savoir responsable pour ne pas se croire coupable de traumatismes dont on n'est pas la cause. A part notre naissance, on est responsable de tout ce qu'on fait, tout ce qu'on pense, tout ce qu'on est - mais pas de ce qu'on nous a fait, c'est là l'essentiel. Il est clair qu'on n'a pas à se sentir coupable, ni même responsable, des violences sexuelles qu'on nous a fait subir, par exemple ; et le coupable devra bien en répondre, certes, mais jamais la condamnation, les excuses, ni même éventuellement les explications rationnelles d'un comportement n'auront la valeur d'une remémoration fournie (difficilement certes, à travers les méandres de l'inconscient) par le patient, remémoration d'une histoire qui se confond avec le trauma (le trauma n'est pas l'acte violent lui-même, mais son historisation douloureuse et obsédante sous le signe de la culpabilité) et que le patient a à se réapproprier, à se raconter autrement : là est sa responsabilité, parce que cette histoire, c'est bien lui en tant que sujet qui l'a écrite et personne d'autre.

Mais je crois que cette idée de "subjectivité", a fortiori de "responsabilité", notre époque devenue foncièrement complotiste (nous sommes tous manipulés de partout, nous sommes tous victimes) n'en veut plus. Par un retournement spectaculaire, l'idée même d'autonomie (même et surtout sur la base de l'inconscient) est devenue plus haïssable encore que celle de la Maîtrise.

L'analyste et l'institution

L'expérience psychanalytique ferait difficilement l'économie d'assises institutionnelles, d'abord parce - malgré certaines apparences - elle n'est pas une affaire uniquement "privée" liant deux individus, l'analysant et son analyste ; elle est constitutionnellement une expérience du trois, ou du tiers, et a sans doute pour vocation d'inspirer quelque chose comme un "lien social" nouveau. Nul ne peut nier la singularité du tiers existant entre l'analyste et l'analysant : un espace de parole qui s'appelle association libre, qui s'appelle inconscient. Si l'inconscient constitue le seul tiers pendant l'analyse, qu'en est-il en fin de partie ?

Tout le problème vient du contraste, et même de l'antinomie existant entre l'originalité indéniable de la méthode psychanalytique et l'ancienneté des méthodes de transmission et de formation, régies le plus souvent par le "discours du maître". Faut-il une institution adaptée, conforme à la nouveauté l'analyse ou bien faut-il faire avec l'institution - publique, telle qu'elle existe - vaille que vaille ? On sait que l'I.P.A., l'Association Internationale de Psychanalyse a opté pour la seconde solution : l'institution est supposée savoir quels critères appliquer à la fin d'analyse pour que l'analysant devienne à son tour analyste. Mais comment, concrètement, pourrait-elle avoir un regard quelconque sur le moment où pareil basculement se décide ? En réalité, selon cette conception, l'institution (dont le modèle reste l'Ordre des médecins !) n'est qu'un relais en direction du public qui est le véritable tiers, en l'occurrence, et le seul juge présumé. Il y va d'une nomination qui est identification fondamentale du futur analyste à un Idéal-du-Moi, rien d'autre que l'Analyste, justement, membre de la société des analystes, elle-même au service du public... et comptable devant l'Etat. ll ne faut donc pas venir se plaindre que ce dernier finisse par légiférer sur le droit d'exercer la psychanalyse en institution, et ne menace finalement par l'abolir.